Souvent l’analyse des films nous aident à saisir de près certains faits cliniques et revisiter même des concepts ou conceptions analytiques. C’est le cas pour l’analyse du film documentaire  The Pageant  réalisé par Eytan Ipeker, proposé au public en 2020. Le film nous ouvre une réflexion sur la mémoire et en particulier sur la banalisation d’une mémoire marquée par le trauma.

Depuis la publication  en 1895 d’Etudes sur l’hystérie, écrit par Freud en collaboration avec Breuer, nous savons que notre mémoire ne se contente pas d’emmagasiner des données mais qu’elle les déforme, tantôt en les effaçant, tantôt en les modifiant, tantôt encore en les simplifiant ou bien en banalisant le contenu affectif. Partant d’une constatation que les hystériques souffraient des réminiscences, d’une mémoire sans souvenir, Freud et Breuer dans leur démarche utilisaient  la thérapie par la parole dans le but de retrouver les souvenirs cachés derrière les symptômes hystériques. La guérison fut possible par la confrontation du patient avec sa propre réalité psychique grâce à la mémorisation des souvenirs refoulés, et surtout grâce à l’affect retrouvé à travers ces souvenirs. Dans un premier temps ces souvenirs étaient sensés d’avoir une origine directe dans la réalité et la tache du thérapeute consistait à les faire découvrir au patient ce qui se modifia plus tard, en partie, avec la découverte du monde fantasmatique. Néanmoins l’élément de réalité dans la thérapeutique aura une influence déterminante sur toute l’œuvre de Freud comme sur les concepts et les pratiques de ses successeurs. Freud dans un premier temps s’intéressera particulièrement au fonctionnement de l’inconscient avec ses lois propres et les mécanismes de défense qui sont inconscients en grande partie comme le refoulement ou le clivage qui seront responsables de l’oubli tout en maintenant un lien avec la réalité historique du patient. Toujours dans le même ordre d’idée, en étudiant de près le lien entre les lois de l’inconscient et les déformations  des souvenirs, c’est dans L’Interprétation des rêves que Freud démontre comment les affects nous aident à retrouver la réalité psychique du rêveur, et par là le sens du rêve. L’affect ressenti dans le rêve, ou même l’affect absent dans le rêve ont autant de valeur que les contenus du rêve. Freud souligne le fait que les contenus de représentation dans le rêve n’entrainent pas l’effet d’affect auquel nous nous serions nécessairement attendus dans le penser vigile. Et, curieusement le contraire serait tout aussi vrai dans le rêve, à savoir qu’une intense manifestation d’affect survient quand il y a un contenu qui ne s’y prête guère : « je peux me trouver en rêve dans une situation horrible, dangereuse, écœurante sans en éprouver le moindre dégout ; par contre, il arrive que je me fâche pour des motifs bien futiles ou que je me réjouisse de choses puériles » (1900, p.392).

Ces faits relatifs à la mémoire individuelle sont tout aussi valables en ce qui concerne la mémoire collective. Nous constatons que les jeux de mémoire consistant à oublier, ignorer ou déformer sont mis en scène dans chaque société conformément à ses visées politiques et idéologiques du moment. A une période précise de son histoire, chaque société fera usage de la mémoire en fonction de ses propres objectifs, la modifiant ou la détournant selon les visées politiques du moment. Les exemples sont nombreux dans l’histoire contemporaine et peu de pays obéissent au devoir de mémoire vis-à-vis des atrocités commises ou des injustices passées sous silence. 

Toutefois, à notre époque nous constatons la présence d’une toute autre mémoire, une mémoire différente mise au jour par tous les moyens et outils des mass média. Il s’agit d’une mémoire de masse dont le support essentiel est le spectacle. Cette mémoire-là ne se perpétue pas dans les odes funèbres, pas plus qu’elle ne se fixe dans les musées au gré de tel tableau, tel document ou tel récit.  C’est une mémoire mondialisée, mémoire de masse, destinée à montrer, à être captée et perçue, une mémoire centrée sur le visuel. Et l’on peut dire que l’une de ses caractéristiques est de simplifier et de banaliser tout ce qu’elle montre comme dans les rêves. Ne nous arrive-t-il pas assez souvent de suivre dans une émission à la télévision un événement tragique tout de suite après un film divertissant, tout cela en parallèle des nouvelles de la bourse qui défilent en bas de l’écran. Nous sommes captés sur le plan perception à la longueur de la journée et ce qu’il y a de plus frappant dans tout cela c’est qu’il n’y a pas de hiérarchie de valeurs dans le contenu  de tout ce qui se défile devant nos yeux. Les nouvelles de la bourse sont mises au même niveau que les répercussions d’une guerre sanglante dans un coin de la terre. Dans ce monde mondialisé et médiatisé à l’extrême nous sommes face à une mémoire qui allège ou déforme le poids émotionnel, affectif de certains événements, une mémoire purifiée du poids des sentiments. 

Ainsi, le documentaire The Pageant  nous offre un témoignage intéressant sur ce que pourrait être une mémoire banalisée et dépouillée de toute espèce d’émotions et d’affects. Il témoigne aussi  sur la relation complexe que noue la mémoire individuelle et collective à la vérité de l’Histoire et enfin, sur la relation entretenue par la mémoire avec les sentiments et les affects. 

Le film prend pour sujet un concours de beauté organisé annuellement depuis 2011 dans la ville israélienne de Haïfa. Mais ce concours ne ressemble en rien à ceux que nous connaissons. C’est un concours mettant en scène des femmes rescapées de la Shoah, concours qui à prime abord provoque un curieux sentiment d’étrangeté. Il est organisé par les administrateurs d’une maison de retraite accueillant des hommes et des femmes rescapés de la Shoah. Parrainée par une institution chrétienne évangélique, l’initiative est rehaussée en outre par la présence de figures marquantes de la droite israélienne, telle Sara Netanyahou, qui lui confère une certaine aura politique. Cette dimension politique devient du reste de plus en plus évidente vers la fin du film. Des thèmes comme le temps et la mémoire, la différence entre mémoire singulière et mémoire collective, le décalage abyssal entre cette mémoire singulière et la mémoire de la Shoah exposée pompeusement à l’intention du public sont tous traités avec beaucoup de finesse. Une finesse d’analyse qui, ne se privant pas de brocarder la banalisation de la mémoire, s’incline au contraire avec respect devant la mémoire tragique. La musique de fond accompagne en outre avec une lenteur respectueuse de ce tragique les images qui défilent à l’écran. 

Le film commence par une séquence dévoilant une grande scène de théâtre scintillante éclairée par les projecteurs. Aussitôt après la séquence introductive montrant la scène illuminée où est censé se dérouler le concours, le film nous entraîne dans un magasin où doit se faire le choix du tissu destiné à fabriquer les foulards des concurrentes. La responsable de la maison de retraite affirme que le mariage des tons violet et moutarde pourrait donner un beau résultat sur la scène et éblouir les spectateurs. Elle finit par convaincre sa collègue. On passe au marchandage et l’on comprend alors que ces étoffes seront utilisées dans le cadre d’un concours organisé par la maison de retraite accueillant des rescapés de la Shoah et qui devrait fournir une rentrée de fonds grâce à ses parrains. 

La séquence suivante se concentre sur Shoshana Kolmer, une nonagénaire à la tête chenue, aux traits fins, au regard profond et qui a gagné ce même concours en 2013. Le front appuyé contre sa main, elle a l’air de dire ‘‘ mais que voulez-vous que je vous raconte de la Shoah ? ’’  Le silence qui baigne cet entretien montre très habilement que les mots sont impuissants à décrire l’horreur. La caméra se promène lentement sur les photos décorant sa chambre. La photo de jeunesse sur le mur où elle pose en manteau de fourrure appartient sans doute à sa vie d’avant la Shoah. On dirait que la fixité de son regard renvoie moins à cette sorte d’impassibilité fréquente chez les personnes âgées qu’à son effort de concentration sur un moment précis qu’elle cherche à exprimer de la meilleure manière qui soit.  De fait, la vieille dame brise ce long silence et raconte les mensonges proférés par les soldats nazis du camp afin de faire travailler les prisonniers : « Si vous travaillez vous pourrez revoir vos parents! » disaient-ils. « Or, nous savions tous où ils étaient » poursuit Shoshana. Faisant aussi référence aux conditions de travail, elle explique comment les soldats les réveillaient à une heure du matin pour une corvée censée ne commencer qu’à quatre heures et raconte la longue attente dans le froid glacial. Et nous sommes glacés d’effroi.

A la suite de cet entretien bouleversant, nous suivons l’exercice de chorale auquel se livre un groupe de dames âgées sur le podium du futur concours. Quoique fatiguées, elles participent à la chorale avec beaucoup d’entrain et d’enthousiasme. « J’ai réussi à survivre, à l’hostilité, à l’inimitié… » 

 Tout de suite après et dans le même ordre d’idées, nous découvrons l’une des étapes de l’organisation du concours de beauté et assistons à une conversation téléphonique se déroulant au secrétariat de la maison de retraite. Au bout du fil se trouve une rescapée d’un camp en Roumanie. La secrétaire lui explique qu’il ne s’agit pas d’un simple concours de beauté et que l’accent est mis sur la beauté intérieure et la force qu’il leur a fallu pour rester en vie. Elle l’encourage à y participer.

A un autre stade des préparatifs, nous voyons les concurrentes passer entre les mains d’une coiffeuse et s’exercer à marcher sur le podium à la manière d’un mannequin. Nous quittons ensuite cette atmosphère de légèreté et de superficialité pour nous retirer au cœur du Musée de la Shoah où se détache clairement la devise « De la Shoah à la renaissance ». Nous assistons ici à l’un des moments où le tragique et la légèreté avancent à l’unisson, non sans déclencher en nous un sentiment de d’étrangeté. Un sentiment de révolte nous accompagne face à ce panorama d’apparence absurde mais aussi violent. Les affects que nous ressentons ne figurent pas dans le film.  Les organisateurs travaillent avec zèle et conviction, les participantes du concours y mettent de leur mieux, quoique dans leur participation il ya quelque chose qui nous attriste : elles semblent faire leur devoir vis-à-vis des organisateurs mais on dirait que leur être n’est plus la. Une sorte d’absence liée plus à leur mélancolie qu’à leur âge. Une absence aussi peut-être liée au besoin de se retirer de toute excitation extérieure qui ne touche pas leur être profond. En tout cas en tant que spectateur, nous sommes révoltés, indignés, tristes à la fois tandis que le film reflète un panorama affectif qui n’est pas du même genre. Tout semble rationnel sur le plan manifeste comme dans un rêve où le rêveur ressent le dégout, la peur ou bien même l’horreur alors que la scène qui se déroule dans le rêve ne s’y prête point. Or ce spectacle n’est pas un rêve, il est bel et bien réel. 

Cette confusion des niveaux, cette mise au même niveau du tragique et du superficiel dans le documentaire, ce qui nous fait penser à un rêve alors que nous sommes bel et bien dans la réalité,  nous fait penser aussi à une perversion, à l’éthique du pervers comme l’a si bien décrit Janine Chasseguet-Smirgel. Il y est question d’une indifférenciation des niveaux symboliques, d’une désymbolisation et d’une attaque de la raison.

La découverte de Freud du fétichisme du pervers, son recours à l’illusion et à la tromperie est un des mécanismes de défense pour faire face à la réalité déniée. Mais J. Chasseguet-Smirgel va plus loin en soutenant que la sphère de la perversion ne peut être limitée qu’à la clinique des pervers, donc à la psychopathologie et elle y inclut l’étude des perversités ou des dérives sociales de type pervers qui subvertissent la raison. Selon l’auteur la perversion produit mais elle ne crée pas. Ce qu’elle produit c’est du faux, une transmutation du monde. Fétiche, idole, simulacre, illusion sont les aires de la pensée perverse. C’est à travers une étude du conte d’Andersen,  Le rossignol de l’empereur de Chine (1971) qu’elle met en lumière l’essence du vrai et du faux.  Selon l’auteur le conte laisse entendre que le faux est identifié à l’inanimé et le vrai au vivant. Et, toujours dans la même lignée de pensée, si le vrai est identifié au vivant c’est qu’il est toujours engendré selon les lois naturelles et qu’il engendre à son tour les mêmes lois tandis que le faux se situe en dehors de toute continuité naturelle. « En somme, le « vrai » obéit au principe de filiation, ou, en d’autres termes, résulte de l’union des parents. Son origine se situe dans la scène primitive, tandis que le faux se situe en dehors de toute continuité naturelle tout en cherchant a s’imposer comme maillon organique d’une chaine, c’est-à-dire comme obéissant au principe de filiation» (1984, p.179). Le faux fabriqué dans le conte appartiendrait au monde de l’analité, qui doit être idéalisée grâce à une parure étincelante pour cacher le caractère excrémentiel. C’est par la suite que l’auteur émet l’hypothèse d’un caractéristique du pervers, une compulsion à idéaliser, destinée à faire passer son moi et son pénis (prégénitaux) pour égaux et même supérieurs à ceux de son père. Le pervers imiterait la génitalité dans son monde sadique-anal. Le concours de beauté de notre documentaire n’est-elle pas justement une illustration de cette parure étincelante qui cache une horreur ?

Le regard du réalisateur revient  à nouveau vers la mémoire singulière. L’entretien avec Sophie, pensionnaire de la maison et concurrente, reflète avec une lenteur identique au précédent, la même sensibilité au monde intérieur. Sophie parle de sa sœur Chava qu’elle a perdue deux mois et demi plus tôt. Elles étaient quatre sœurs et Chava était la benjamine. Sophie ajoute : « On a dit qu’il ne pouvait exister de reine de beauté parmi les personnes âgées mais c’est ainsi qu’on l’évoque lorsqu’on parle d’elle ».  Le besoin qu’elle éprouve de parler encore de sa sœur semble s’inscrire dans  la période de deuil. Quand on lui demande si elle souhaite participer au concours de beauté, elle affirme ne pas aimer parler devant une caméra mais précise aussi qu’elle l’accepte en souvenir de sa sœur et comme une contribution au financement de la maison de retraite. La caméra suit le rangement dans des boîtes des affaires de Chava. Le deuil et le sentiment de séparation qui l’accompagne, l’atmosphère lourdement mélancolique, la caméra qui balaie lentement les photos de famille, tout cela se poursuit en harmonie avec le rythme du film. La durée du film de 83mn, assez longue contient avec succès ce rythme lent et évocateur.

Soudain les discours des représentants des institutions évangéliques américaines parrainant le concours provoquent une rupture brutale dans ce rythme affectif. Sophie poursuit son récit : leurs parents succombent au typhus dans les premières années de la guerre et après quatre ans dans un camp nazi en Roumanie les deux sœurs arrivent en Israël dès 1944.

Nous retournons à la scène où doit se dérouler le concours. Toujours dans les préparatifs, chaque concurrente fait le récit de sa vie devant les organisateurs et raconte comment elle a échappé au génocide. Les organisateurs enregistrent sur ordinateur ces récits accompagnés de leurs photos. Plus tard, on remet à chacune un résumé de leur propre récit, déclenchant en retour les protestations de certaines d’entre elles. On dirait qu’elles auraient tant souhaité à en dire plus, raconter plus, peut-être sentir plus ! Nous assistons en fait à un conflit entre un récit chargé de sentiments et d’affects personnels et un autre récit mis en scène pour le public, médiatisé. La mémoire de l’ordinateur sort vainqueur de ce conflit. Les récits de vie, la mémoire traumatique sont abrégés, mis en forme, purifiés des sentiments qui s’y exprimaient. Après tout, le présentateur du concours n’a pas beaucoup de temps !

Une autre concurrente, née en 1941 déclare avoir vécu la guerre à travers le récit que lui en ont fait ses parents. Telle autre ne se sent pas prête à témoigner de ce qu’elle a vécu. La réduction de ces récits en format informatique, l’attribution d’un numéro à chaque concurrente s’apparentent à des éléments qui éloignent le film du monde intérieur et des sentiments comme des affects qui lui sont attachés, pour l’orienter vers le monde du spectacle. Nier la réalité psychique et s’investir essentiellement sur le visuel et la parure ne font-ils pas partie de l’univers pervers ?

Et le jour du concours, nous voyons apparaître sous le feu des projecteurs et accompagnées d’un puissante musique disco les femmes alignées sur le podium, leurs numéros à la main. Une musique irrespectueuse censée de mettre en valeur le spectacle et l’irruption toute aussi irrespectueuse de la femme du président et sa suite interrompent le récit de la femme à qui l ‘on coupe ainsi la parole.  Le spectacle se poursuit dans toute sa splendeur et s’achève par l’hymne national israélien. En s’attardant sur les employés qui avant même la fin de l’hymne commencent déjà à débarrasser les tables et à faire le ménage, la caméra semble vouloir montrer la précipitation accompagnant la fin du spectacle. Comme pour souligner la fin banale d’une journée non moins banale.

    Et s’il fallait dire quelques mots sur la banalisation…

Bien que le terme ne soit pas un concept propre à la théorie psychanalytique, je pense qu’il peut ajouter au fait qu’il signale un regard psychanalytique et une compréhension approfondie. La source de ce concept sa trouve dans l’expression de ‘‘Banalité du mal’’  figurant dans le sous titre du livre de Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem. On peut dire que cette notion qui a fait l’objet de débats passionnés et parfois, détachée de son contexte, de critiques acerbes, comme si Arendt avait dit que le mal était banal. Or Arendt décrit la réduction à une dimension ordinaire des monstruosités  commises par des gens incapables de penser hors des modèles, des clichés, des ordres auxquels ils se soumettent dans l’accomplissement d’actes criminels. Partant des procès-verbaux de la défense d’Eichmann durant son procès à Jérusalem, Arendt écrit que les arguments de l’accusé sont parfois à se tordre de rire tellement ils sont ridicules ; c’est un rire amer, bien sure. Lorsque Eichmann  déclare  par exemple qu’il n’avait fait aucun mal aux Juifs et qu’au contraire il les avait très bien traités, sauf une fois où, n’ayant pu garder son sang froid il avait giflé le président de la communauté juive de Vienne, geste pour lequel il s’en voulait beaucoup, Arendt déplore la superficialité de ses propos qui témoignent d’un narcissisme pathologique, d’un narcissisme qui coute que coute se préoccupe de l’image qu’il offre à l’autre. Les clichés du genre « J’obéissais aux ordres » ou bien « J’ignorais ce qui se passait dans les camps » utilisés par Eichmann alors qu’il était en fait  le premier responsable de la logistique des déportations lui servaient d’armure aussi bien contre la vérité qu’envers tous ceux qui entraient en relation avec lui. Son mode d’expression convenu et automatique lassait probablement les gens chargés de le questionner tellement il était ennuyeux et répétitif. Renvoyant à l’aspect inquiétant de la contradiction entre la médiocrité des petites gens coupables de grands méfaits, Arendt nous parle au fond d’un type humain unidimensionnel dont les mécanismes de pensée sont à plat. Cet homme est tellement egocentrique au point de considérer les relations de cause à effet que sous le seul angle de sa propre subjectivité et tellement incapable de penser qu’il agit comme si la différence entre le bien et le mal n’existait pas. C’est un homme qui ne pense pas tout court. 

Porter un regard de près à ce qu’Arendt voulait signifier par cette notion de banalité du mal mérite à ce que l’on s’y arrête.

Dans tout le livre ce mot n’est utilisé que trois fois. Une première utilisation est dans le sous titre « Rapport sur la banalité de mal ». Une seconde utilisation se trouve a la fin du livre ou Arendt fait référence à l’attitude euphorique et grotesque d’Eichmann, avant de monter sur l’échafaud. Ce dernier avait déclaré comme tout nazi qu’il n’était pas chrétien et qu’il ne croyait pas à une vie dans l’au-delà : « Dans peu de temps, messieurs, nous nous reverrons. C’est le destin de tous les hommes. Vive l’Allemagne, vive l’Argentine, vive l’Autriche. Je ne les oublierai pas ». Devant la mort il avait trouvé les phrases toutes faites que l’on dispense dans les oraisons funèbres. Sur l’échafaud, sa mémoire lui joua un dernier tour : « euphorique », il avait oublié qu’il assistait à sa propre mort ». Et Arendt poursuit sa pensée : « Comme si, en ces dernières minutes, il résumait la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine : la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal (1963, p.408). Une troisième utilisation se trouve dans le post-scriptum du livre, rédigé en réponse aux vives réactions, surtout celles qui détachaient la notion de banalité du mal de l’ensemble de  son œuvre. Elle dit : « Une controverse authentique aurait pu surgir à propos du sous-titre du livre ; car je n’ai parlé de la banalité du mal qu’au niveau des faits, en mettant en évidence un phénomène qui frappait lors du procès. Eichmann n’était ni un Iago ni un Macbeth ; et il ne lui serait jamais venu a l’esprit, comme à Richard III, de faire le mal par principe : Mis à part l’extraordinaire intérêt qu’il manifestait pour son avancement, Eichmann n’avait aucun mobile…. Eichmann n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée –ce qui n’est pas la même chose- qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Cela est « banal » et même comique: avec la meilleure volonté du monde on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque. Mais cela ne parvient pas à en faire un phénomène ordinaire » (1963, pp. 459-460).

Si la question de la banalité du mal se trouve relativement elliptique dans Eichmann a Jérusalem, elle se trouve en continuité de ce qu’elle appelle comme « mal radical » ou « mal absolu » dans Les origines du totalitarisme où il y est question d’une description phénoménologique du monde totalitaire, un monde sans précédant surtout après Auschwitz,  caractérisé par la désolation de l’être humain, l’homme privé de son sol et l’apparition de la superfluité des hommes. Comme elle l’écrit, l’épithète « radical » vient illustrer le caractère total d’un mal qui vise une transformation de la nature humaine, voire même une éradication de l’humanité de l’homme qui « détruit chez l’homme la faculté d’expérimenter et de penser (1951, p. 711) ». Le passage du mal radical au mal banal se précise plus nettement dans sa lettre à Gershom Sholem. En réponse à ce dernier qui avait pointé justement cette contradiction entre le « mal radical », concept Kantien utilisé dans Les origines du totalitarisme et la banalité du mal » affichée par Eichmann à Jérusalem, elle lui répond : « J’ai changé d’avis et je ne parle plus de « mal radical ». A l’heure actuelle, mon avis est que le mal n’est jamais « radical », qu’il est seulement extrême et qu’il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il « défie la pensée » parce que la pensée essaie d’atteindre la profondeur, de toucher aux racines et, du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa « banalité ». Seul le bien a de la profondeur et peut-être radical » (lettre du 24 Juillet 1963, dans Les Origines du Totalitarisme, p.1313). Ainsi Arendt clarifie, ce nouveau mal qui est plus dangereux que le mal radical car il attaque la surface et se répand comme des champignons. Il y aurait donc des milliers d’Eichmann, qui sans être le prototype du nazi, c’est-à-dire sans être ni pervers ni sadique, ont commis des crimes des plus terrifiantes. Ainsi Arendt découvre que les sources du mal ne sont ni mystérieuses ni diaboliques ; elles sont plutôt à la portée de tous les hommes. Il n’est pas nécessaire d’invoquer des forces surnaturelles afin de comprendre le mal totalitaire. La leçon que l’on peut tirer de ce constat sera peut être de repenser l’être humain sous un jour nouveau, avec tout ce qui comporte de sa capacité de combattre le mal grâce a sa faculté de penser, de juger et d’atteindre les profondeurs. 

Cet accent mis sur la superficialité, qui fait du mal sa banalité, ne nous en dit pas quelque chose sur notre culture de masse qui à l’échelle planétaire promeut la superficialité et la parure et se propage tel un champignon ? Le spectacle de la banalité mis en évidence par notre documentaire ne fournit-il pas un exemple patent de ce fait social ?

Par ailleurs, cette superficialité chez Eichmann doublé d’inconscience nous rappelle aussi les patients focalisés sur le besoin d’agir, de toujours faire quelque chose, d’évacuer la pensée par des moyens les plus rapides, d’une certaine manière incapables de penser, de rêver, d’imaginer et dotés d’une pensée opératoire privée d’affect et qui s’adressent à nous pour des soucis organiques. Ces patients dits « opératoires », étudiés par l’Ecole Psychosomatique de Paris, sont caractérisés par un aplatissement de la pensée et le manque de profondeur propre à Eichmann. Selon P. Marty et Michel de M’Uzan (1963), la pensée opératoire présente deux caractéristiques  essentielles : il s’agit d’une pensée consciente qui 1) parait sans lien organique avec une activité phantasmatique de niveau appréciable ; 2)  double et illustre l’action, parfois la précède ou la suit, mais dans un champ temporel limité. C’est à partir de l’écoute et du traitement des patients qui somatisent que les auteurs ont mis en évidence un type de fonctionnement mental dit opératoire. Ces patients auraient un discours linéaire et borné, sans s’ouvrir à une autre forme de réalité, autre que la réalité tangible, factuelle. Il y a peu ou pas du tout de place à la vie phantasmatique et affective. L’associativité et l’élaboration sont absentes.  L’originalité de ce discours « consisterait en ceci qu’elle ne tend pas à signifier l’action mais à la doubler : le verbe, ne fait rien d’autre que répéter ce que la main a fait en travaillant » (1963, pp.348-349).. Les auteurs soulignent surtout le fait qu’il  y manque un objet intérieur vivant. La notion de jugement est remplacée par celle d’évaluation ou encore de barème, d’où sa sécheresse. Eichmann ne disait-il pas « le langage administratif est le seul que je connaisse» (1963, p.85) ? 

Cet aspect de l’absence de la vie intérieure, du vide de la pensée se rapproche quelque part au faux et au non vivant chez le pervers étudié par J. Chasseguet-Smirgel qui surinvestit la réalité extérieure pour la dénier ou la manipuler bien sure et évite la vie interne. Dans notre documentaire les organisatrices travaillent avec acharnement, elles même ont l’air sympathique mais semblent être sans souci de ce qui pourrait représenter l’ensemble de leur projet, comme le patient opératoire coupé de son monde interne et de son inconscient. C’est le spectateur qui fait le lien entre ces deux niveaux, le niveau du spectacle, donc du banal, du superficiel et le niveau symbolique de ce que cela peut représenter ; et il ressent l’horreur caché derrière. En cela on peut dire que notre documentaire a un caractère réparateur du trauma dénié et banalisé par le concours, grâce au retour des affects à travers nous les spectateurs et peut-être même à travers cet essai. C’est aussi ce qui se passe au cours d’une cure analytique. Le retour du trauma est dans un premier temps symbolisé chez le psychanalyste avec sa capacité de rêverie (Bion, 1962) qui dans un second temps met en forme et transforme (Bion, 1982) de ce qui n’est pas pensé ou de ce qui est en attente d’être pensé chez le patient. 

La théorie de la pensée chez Bion suppose l’existence de pensées et d’un appareil pour penser les pensées. L’activité de penser à l’ origine était un processus destiné à décharger le psychisme de l’excès de stimuli. Freud dans son article de 1911 souligne le rôle libérateur de la pensée, et indique en outre que la pensée fournit le moyen adéquat de restreindre la décharge motrice et de freiner l’augmentation de tension produite par l’ajournement de cette décharge. Selon Bion les pensées préexistent à la capacité de penser. Pendant les étapes de leur développement, les pensées ne sont rien de plus que des impressions sensorielles et des expériences émotionnelles très primitives, des protopensées, liées à l’expérience concrète d’une chose-en-soi, donc d’une chose en attente d’être nommée. C’est le vécu du nourrisson habité d’émotions brutes, éléments béta, qui sont aussi une forme primitive de pensée et dont leur destin sera d’être débarrassés car mauvais, et projetés dans la mère. Ces émotions seront transformées par l’appareil à penser de la mère et sa capacité de rêverie (Bion, 1962). La rêverie de la mère  est une capacité d’imagination non appuyée sur le raisonnement. En somme il y a d’un coté la vie émotionnelle du bébé et de l’autre la vie imaginative de la mère, qui avec son appareil à penser, un appareil psychique plus mure que celui du bébé et sa fonction alpha, accueille les « mauvaises » projections  tel un contenant. C’est une rencontre qui au départ est émotionnelle et favorisera la croissance psychique des deux cotés. C’est cette transformation qui donnera accès au sens et à la parole. 

Ainsi les sentiments et les affects constituent dès le début l’élément le plus fondamental de notre conscience d’exister, de la conscience que nous sommes bel et bien des êtres vivants et notre mémoire en est largement tressée. Se sentir vivant, expression chère à Winnicott (1960) se trouve au cœur de la problématique d’exister, d’être. Selon l’auteur se sentir vivant est avant tout se sentir vrai, et les origines de ce sentir vrai se trouve dans la relation mère-enfant. Quand une mère avec sa préoccupation maternelle primaire (1956) répond presque à cent pour cent aux besoins de l’enfant au début de la vie, elle favorise la création d’un espace d’illusion, dans lequel l’enfant reconnaitra petit à petit comme siens tous ces gestes, mouvements, bref sa propre créativité. Cela équivaut aussi à reconnaitre chez l’enfant un désir, une volonté de tous ses gestes et mouvements, donc de le rendre réel, donc vrai. Cette reconnaissance du geste spontané chez l’enfant ouvrira la voie vers la créativité et c’est ainsi que le vrai Self pourra se déployer. Winnicott dit : « Périodiquement, le geste du nourrisson exprime une pulsion spontanée et le geste indique l’existence d’un vrai Self potentiel, la source de ce geste est le vrai Self.. je relie ici l’idée d’un au geste spontané..et il est nécessaire d’étudier comment la mère satisfait cette omnipotence infantile qui se révèle dans un geste ou dans un ensemble sensori-moteur» (1960, p.121). Il y est question chez la mère de favoriser l’omnipotence de l’enfant, lui faire croire que tout cela est la création de l’enfant, sans lui soumettre sa propre omnipotence, ce qui emmènera plutôt à la création d’un faux Self, résultant de l’empiétement de l’espace potentiel de l’enfant. Le but de ce faux Self  sera de protéger le vrai Self. Si le vrai Self est à la source de la continuité de l’être, du vrai sentiment d’exister, First being, after doing dira Winnicott, sa rupture au contraire, installera le faux self. C’est le début des désorganisations psychiques et somatiques. Selon Winnicott il y a une association intime entre le psychisme et le soma et selon lui « l’un des buts de la maladie psychosomatique est de retirer le psychisme de l’esprit et de la faire revenir à son association intime et primitive avec le soma » (1969, p.78), donc de retrouver une unité perdue. Ce qui nous fait rejoindre aux patients opératoires coupés de leur vie affective et le fonctionnement mental appauvri pour maintenir coute que coute un équilibre somatique. Le point de vue psychosomatique de Winnicott et celui des psychosomaticiens de Paris se rejoignent sur un point qui intéresse notre propos : tous les deux soulignent la présence d’un fonctionnement en faux self avec les affects coupés de leur racine véritable des qu’il est question d’un dysfonctionnement. 

Quand un patient en analyse se souvient des faits avec les affects qui lui sont associés, un changement dans le processus analytique psychanalytique est patent. Cela est de même quand c’est le psychanalyste qui prend les devants et propose une construction au patient. De même, lorsque nous écoutons le récit d’un événement comprenant un trauma, et ce à travers les sentiments de la personne qui parle, son souvenir est bien gravé dans notre mémoire. Et cela prouve à quel point les travaux d’histoire orale ont enrichi ces dernières années la mémoire collective. Puisque parler c’est se souvenir et se souvenir c’est aussi retrouver les affects liés à ces souvenirs.

Si l’on revient à notre documentaire, on constate qu’en mettant sous nos yeux une mémoire privée d’affects et de ce fait banalisée et dévalorisée, The Pageant  pointe le doigt sur un trauma secondaire particulier que fait subir à notre vie psychique le règne du visuel et du spectacle de notre monde hyper médiatisé et hyper rationnel dit digitalisé où l’image occupe une place importante. Comme chez le patient dit opératoire, la place à  l’élaboration, à une seconde réflexion est mise de coté.  En outre, n’est-ce pas aussi  un trauma en soi que de dépouiller le trauma de ses affects, le dévaloriser et le dénier pour en faire un objet de spectacle ? 

Les observations de S. Ferenczi à ce sujet sont éclairantes et tout aussi pertinentes pour notre époque. Initiateur de nouvelles techniques appliquées au trauma,  Ferenczi a soutenu que le déni de la réalité du trauma par l’entourage constituait un trauma supplémentaire et l’a montré par ses observations sur les rêves. La personne qui a oublié son expérience traumatique et qui la revit très souvent néanmoins dans ses rêves, en réalité s’efforce de la guérir, de la rendre compréhensible au moyen de la répétition, de la symboliser pour le dire avec Roussillon (1999). Ferenczi affirme que dans le cas où la ‘‘Fonction traumatolitique’’  du rêve ne réussit pas à guérir le trauma, le rêve se transforme en cauchemar. Nos rêves nous restituent nos expériences de vie sous une présentation différente et à travers des images, des sons, du langage et des affects. Cette re-présentation comprend aussi dans une large mesure des expériences liées à l’enfance. Constatant que certains traumas se sont gravés dans notre psychisme à notre insu, qu’ils poursuivent leur existence d’une façon inconsciente et se rappellent à nous de façon répétée dans nos rêves, Ferenczi (1931-32) explique que ces rêves répétitifs indiquent en réalité que le rêveur travaille le trauma psychiquement sous des formes différentes. Lorsque le rêve ne parvient pas à accomplir cette tâche, autrement dit que le sujet échoue à travailler ses sentiments et ses sensations, le rêve tourne au cauchemar et il se réveille épouvanté.

A présent, il nous semble possible d’établir la même analogie avec le spectacle du concours de notre documentaire ; et qu’il est peut être possible de faire la même analogie entre notre monde culturel actuel, surtout notre monde médiatique environnant s’appuyant essentiellement sur le visuel, donc sur le superficiel, la surface. Alors que notre vie mentale s’efforce de vivre et d’expérimenter la vie en lien étroit avec la vie affective en profondeur, notre environnement culturel actuel a tendance à évacuer, à dévaloriser et à faire disparaitre tout ce qui a trait au monde interne et en particulier au monde des affects et des émotions pour mettre en avant le vu et le perçu.

N’est-ce pas là aussi un cauchemar? 

Ne pourrait-on pas dorénavant considérer le spectacle du concours étudié par notre documentaire comme un film d’horreur ? 

Dans le même ordre d’idée, ne pourrait-on pas faire une autre analogie, celle qui se trouve entre le réalisateur du The Pageant qui travaille minutieusement avec son caméra silencieux et sans jugement, et le psychanalyste neutre dans son fonctionnement mais soucieux de garder un lien dans sa rêverie et dans ses interprétations les différents niveaux de notre vie mentale et affective ? 

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 A propos de la banalisation  d’une mémoire traumatique de l’Holocaust : le documentaire The Pageant .

Souvent l’analyse des films nous aident à saisir de près certains faits cliniques et revisiter même des concepts ou conceptions analytiques. C’est le cas pour l’analyse du film documentaire  The Pageant  réalisé par Eytan Ipeker, proposé au public en 2020. Le film nous ouvre une réflexion sur la mémoire et en particulier sur la banalisation d’une mémoire marquée par le trauma.

Depuis la publication  en 1895 d’Etudes sur l’hystérie, écrit par Freud en collaboration avec Breuer, nous savons que notre mémoire ne se contente pas d’emmagasiner des données mais qu’elle les déforme, tantôt en les effaçant, tantôt en les modifiant, tantôt encore en les simplifiant ou bien en banalisant le contenu affectif. Partant d’une constatation que les hystériques souffraient des réminiscences, d’une mémoire sans souvenir, Freud et Breuer dans leur démarche utilisaient  la thérapie par la parole dans le but de retrouver les souvenirs cachés derrière les symptômes hystériques. La guérison fut possible par la confrontation du patient avec sa propre réalité psychique grâce à la mémorisation des souvenirs refoulés, et surtout grâce à l’affect retrouvé à travers ces souvenirs. Dans un premier temps ces souvenirs étaient sensés d’avoir une origine directe dans la réalité et la tache du thérapeute consistait à les faire découvrir au patient ce qui se modifia plus tard, en partie, avec la découverte du monde fantasmatique. Néanmoins l’élément de réalité dans la thérapeutique aura une influence déterminante sur toute l’œuvre de Freud comme sur les concepts et les pratiques de ses successeurs. Freud dans un premier temps s’intéressera particulièrement au fonctionnement de l’inconscient avec ses lois propres et les mécanismes de défense qui sont inconscients en grande partie comme le refoulement ou le clivage qui seront responsables de l’oubli tout en maintenant un lien avec la réalité historique du patient. Toujours dans le même ordre d’idée, en étudiant de près le lien entre les lois de l’inconscient et les déformations  des souvenirs, c’est dans L’Interprétation des rêves que Freud démontre comment les affects nous aident à retrouver la réalité psychique du rêveur, et par là le sens du rêve. L’affect ressenti dans le rêve, ou même l’affect absent dans le rêve ont autant de valeur que les contenus du rêve. Freud souligne le fait que les contenus de représentation dans le rêve n’entrainent pas l’effet d’affect auquel nous nous serions nécessairement attendus dans le penser vigile. Et, curieusement le contraire serait tout aussi vrai dans le rêve, à savoir qu’une intense manifestation d’affect survient quand il y a un contenu qui ne s’y prête guère : « je peux me trouver en rêve dans une situation horrible, dangereuse, écœurante sans en éprouver le moindre dégout ; par contre, il arrive que je me fâche pour des motifs bien futiles ou que je me réjouisse de choses puériles » (1900, p.392).

Ces faits relatifs à la mémoire individuelle sont tout aussi valables en ce qui concerne la mémoire collective. Nous constatons que les jeux de mémoire consistant à oublier, ignorer ou déformer sont mis en scène dans chaque société conformément à ses visées politiques et idéologiques du moment. A une période précise de son histoire, chaque société fera usage de la mémoire en fonction de ses propres objectifs, la modifiant ou la détournant selon les visées politiques du moment. Les exemples sont nombreux dans l’histoire contemporaine et peu de pays obéissent au devoir de mémoire vis-à-vis des atrocités commises ou des injustices passées sous silence. 

Toutefois, à notre époque nous constatons la présence d’une toute autre mémoire, une mémoire différente mise au jour par tous les moyens et outils des mass média. Il s’agit d’une mémoire de masse dont le support essentiel est le spectacle. Cette mémoire-là ne se perpétue pas dans les odes funèbres, pas plus qu’elle ne se fixe dans les musées au gré de tel tableau, tel document ou tel récit.  C’est une mémoire mondialisée, mémoire de masse, destinée à montrer, à être captée et perçue, une mémoire centrée sur le visuel. Et l’on peut dire que l’une de ses caractéristiques est de simplifier et de banaliser tout ce qu’elle montre comme dans les rêves. Ne nous arrive-t-il pas assez souvent de suivre dans une émission à la télévision un événement tragique tout de suite après un film divertissant, tout cela en parallèle des nouvelles de la bourse qui défilent en bas de l’écran. Nous sommes captés sur le plan perception à la longueur de la journée et ce qu’il y a de plus frappant dans tout cela c’est qu’il n’y a pas de hiérarchie de valeurs dans le contenu  de tout ce qui se défile devant nos yeux. Les nouvelles de la bourse sont mises au même niveau que les répercussions d’une guerre sanglante dans un coin de la terre. Dans ce monde mondialisé et médiatisé à l’extrême nous sommes face à une mémoire qui allège ou déforme le poids émotionnel, affectif de certains événements, une mémoire purifiée du poids des sentiments. 

Ainsi, le documentaire The Pageant  nous offre un témoignage intéressant sur ce que pourrait être une mémoire banalisée et dépouillée de toute espèce d’émotions et d’affects. Il témoigne aussi  sur la relation complexe que noue la mémoire individuelle et collective à la vérité de l’Histoire et enfin, sur la relation entretenue par la mémoire avec les sentiments et les affects. 

Le film prend pour sujet un concours de beauté organisé annuellement depuis 2011 dans la ville israélienne de Haïfa. Mais ce concours ne ressemble en rien à ceux que nous connaissons. C’est un concours mettant en scène des femmes rescapées de la Shoah, concours qui à prime abord provoque un curieux sentiment d’étrangeté. Il est organisé par les administrateurs d’une maison de retraite accueillant des hommes et des femmes rescapés de la Shoah. Parrainée par une institution chrétienne évangélique, l’initiative est rehaussée en outre par la présence de figures marquantes de la droite israélienne, telle Sara Netanyahou, qui lui confère une certaine aura politique. Cette dimension politique devient du reste de plus en plus évidente vers la fin du film. Des thèmes comme le temps et la mémoire, la différence entre mémoire singulière et mémoire collective, le décalage abyssal entre cette mémoire singulière et la mémoire de la Shoah exposée pompeusement à l’intention du public sont tous traités avec beaucoup de finesse. Une finesse d’analyse qui, ne se privant pas de brocarder la banalisation de la mémoire, s’incline au contraire avec respect devant la mémoire tragique. La musique de fond accompagne en outre avec une lenteur respectueuse de ce tragique les images qui défilent à l’écran. 

Le film commence par une séquence dévoilant une grande scène de théâtre scintillante éclairée par les projecteurs. Aussitôt après la séquence introductive montrant la scène illuminée où est censé se dérouler le concours, le film nous entraîne dans un magasin où doit se faire le choix du tissu destiné à fabriquer les foulards des concurrentes. La responsable de la maison de retraite affirme que le mariage des tons violet et moutarde pourrait donner un beau résultat sur la scène et éblouir les spectateurs. Elle finit par convaincre sa collègue. On passe au marchandage et l’on comprend alors que ces étoffes seront utilisées dans le cadre d’un concours organisé par la maison de retraite accueillant des rescapés de la Shoah et qui devrait fournir une rentrée de fonds grâce à ses parrains. 

La séquence suivante se concentre sur Shoshana Kolmer, une nonagénaire à la tête chenue, aux traits fins, au regard profond et qui a gagné ce même concours en 2013. Le front appuyé contre sa main, elle a l’air de dire ‘‘ mais que voulez-vous que je vous raconte de la Shoah ? ’’  Le silence qui baigne cet entretien montre très habilement que les mots sont impuissants à décrire l’horreur. La caméra se promène lentement sur les photos décorant sa chambre. La photo de jeunesse sur le mur où elle pose en manteau de fourrure appartient sans doute à sa vie d’avant la Shoah. On dirait que la fixité de son regard renvoie moins à cette sorte d’impassibilité fréquente chez les personnes âgées qu’à son effort de concentration sur un moment précis qu’elle cherche à exprimer de la meilleure manière qui soit.  De fait, la vieille dame brise ce long silence et raconte les mensonges proférés par les soldats nazis du camp afin de faire travailler les prisonniers : « Si vous travaillez vous pourrez revoir vos parents! » disaient-ils. « Or, nous savions tous où ils étaient » poursuit Shoshana. Faisant aussi référence aux conditions de travail, elle explique comment les soldats les réveillaient à une heure du matin pour une corvée censée ne commencer qu’à quatre heures et raconte la longue attente dans le froid glacial. Et nous sommes glacés d’effroi.

A la suite de cet entretien bouleversant, nous suivons l’exercice de chorale auquel se livre un groupe de dames âgées sur le podium du futur concours. Quoique fatiguées, elles participent à la chorale avec beaucoup d’entrain et d’enthousiasme. « J’ai réussi à survivre, à l’hostilité, à l’inimitié… » 

 Tout de suite après et dans le même ordre d’idées, nous découvrons l’une des étapes de l’organisation du concours de beauté et assistons à une conversation téléphonique se déroulant au secrétariat de la maison de retraite. Au bout du fil se trouve une rescapée d’un camp en Roumanie. La secrétaire lui explique qu’il ne s’agit pas d’un simple concours de beauté et que l’accent est mis sur la beauté intérieure et la force qu’il leur a fallu pour rester en vie. Elle l’encourage à y participer.

A un autre stade des préparatifs, nous voyons les concurrentes passer entre les mains d’une coiffeuse et s’exercer à marcher sur le podium à la manière d’un mannequin. Nous quittons ensuite cette atmosphère de légèreté et de superficialité pour nous retirer au cœur du Musée de la Shoah où se détache clairement la devise « De la Shoah à la renaissance ». Nous assistons ici à l’un des moments où le tragique et la légèreté avancent à l’unisson, non sans déclencher en nous un sentiment de d’étrangeté. Un sentiment de révolte nous accompagne face à ce panorama d’apparence absurde mais aussi violent. Les affects que nous ressentons ne figurent pas dans le film.  Les organisateurs travaillent avec zèle et conviction, les participantes du concours y mettent de leur mieux, quoique dans leur participation il ya quelque chose qui nous attriste : elles semblent faire leur devoir vis-à-vis des organisateurs mais on dirait que leur être n’est plus la. Une sorte d’absence liée plus à leur mélancolie qu’à leur âge. Une absence aussi peut-être liée au besoin de se retirer de toute excitation extérieure qui ne touche pas leur être profond. En tout cas en tant que spectateur, nous sommes révoltés, indignés, tristes à la fois tandis que le film reflète un panorama affectif qui n’est pas du même genre. Tout semble rationnel sur le plan manifeste comme dans un rêve où le rêveur ressent le dégout, la peur ou bien même l’horreur alors que la scène qui se déroule dans le rêve ne s’y prête point. Or ce spectacle n’est pas un rêve, il est bel et bien réel. 

Cette confusion des niveaux, cette mise au même niveau du tragique et du superficiel dans le documentaire, ce qui nous fait penser à un rêve alors que nous sommes bel et bien dans la réalité,  nous fait penser aussi à une perversion, à l’éthique du pervers comme l’a si bien décrit Janine Chasseguet-Smirgel. Il y est question d’une indifférenciation des niveaux symboliques, d’une désymbolisation et d’une attaque de la raison.

La découverte de Freud du fétichisme du pervers, son recours à l’illusion et à la tromperie est un des mécanismes de défense pour faire face à la réalité déniée. Mais J. Chasseguet-Smirgel va plus loin en soutenant que la sphère de la perversion ne peut être limitée qu’à la clinique des pervers, donc à la psychopathologie et elle y inclut l’étude des perversités ou des dérives sociales de type pervers qui subvertissent la raison. Selon l’auteur la perversion produit mais elle ne crée pas. Ce qu’elle produit c’est du faux, une transmutation du monde. Fétiche, idole, simulacre, illusion sont les aires de la pensée perverse. C’est à travers une étude du conte d’Andersen,  Le rossignol de l’empereur de Chine (1971) qu’elle met en lumière l’essence du vrai et du faux.  Selon l’auteur le conte laisse entendre que le faux est identifié à l’inanimé et le vrai au vivant. Et, toujours dans la même lignée de pensée, si le vrai est identifié au vivant c’est qu’il est toujours engendré selon les lois naturelles et qu’il engendre à son tour les mêmes lois tandis que le faux se situe en dehors de toute continuité naturelle. « En somme, le « vrai » obéit au principe de filiation, ou, en d’autres termes, résulte de l’union des parents. Son origine se situe dans la scène primitive, tandis que le faux se situe en dehors de toute continuité naturelle tout en cherchant a s’imposer comme maillon organique d’une chaine, c’est-à-dire comme obéissant au principe de filiation» (1984, p.179). Le faux fabriqué dans le conte appartiendrait au monde de l’analité, qui doit être idéalisée grâce à une parure étincelante pour cacher le caractère excrémentiel. C’est par la suite que l’auteur émet l’hypothèse d’un caractéristique du pervers, une compulsion à idéaliser, destinée à faire passer son moi et son pénis (prégénitaux) pour égaux et même supérieurs à ceux de son père. Le pervers imiterait la génitalité dans son monde sadique-anal. Le concours de beauté de notre documentaire n’est-elle pas justement une illustration de cette parure étincelante qui cache une horreur ?

Le regard du réalisateur revient  à nouveau vers la mémoire singulière. L’entretien avec Sophie, pensionnaire de la maison et concurrente, reflète avec une lenteur identique au précédent, la même sensibilité au monde intérieur. Sophie parle de sa sœur Chava qu’elle a perdue deux mois et demi plus tôt. Elles étaient quatre sœurs et Chava était la benjamine. Sophie ajoute : « On a dit qu’il ne pouvait exister de reine de beauté parmi les personnes âgées mais c’est ainsi qu’on l’évoque lorsqu’on parle d’elle ».  Le besoin qu’elle éprouve de parler encore de sa sœur semble s’inscrire dans  la période de deuil. Quand on lui demande si elle souhaite participer au concours de beauté, elle affirme ne pas aimer parler devant une caméra mais précise aussi qu’elle l’accepte en souvenir de sa sœur et comme une contribution au financement de la maison de retraite. La caméra suit le rangement dans des boîtes des affaires de Chava. Le deuil et le sentiment de séparation qui l’accompagne, l’atmosphère lourdement mélancolique, la caméra qui balaie lentement les photos de famille, tout cela se poursuit en harmonie avec le rythme du film. La durée du film de 83mn, assez longue contient avec succès ce rythme lent et évocateur.

Soudain les discours des représentants des institutions évangéliques américaines parrainant le concours provoquent une rupture brutale dans ce rythme affectif. Sophie poursuit son récit : leurs parents succombent au typhus dans les premières années de la guerre et après quatre ans dans un camp nazi en Roumanie les deux sœurs arrivent en Israël dès 1944.

Nous retournons à la scène où doit se dérouler le concours. Toujours dans les préparatifs, chaque concurrente fait le récit de sa vie devant les organisateurs et raconte comment elle a échappé au génocide. Les organisateurs enregistrent sur ordinateur ces récits accompagnés de leurs photos. Plus tard, on remet à chacune un résumé de leur propre récit, déclenchant en retour les protestations de certaines d’entre elles. On dirait qu’elles auraient tant souhaité à en dire plus, raconter plus, peut-être sentir plus ! Nous assistons en fait à un conflit entre un récit chargé de sentiments et d’affects personnels et un autre récit mis en scène pour le public, médiatisé. La mémoire de l’ordinateur sort vainqueur de ce conflit. Les récits de vie, la mémoire traumatique sont abrégés, mis en forme, purifiés des sentiments qui s’y exprimaient. Après tout, le présentateur du concours n’a pas beaucoup de temps !

Une autre concurrente, née en 1941 déclare avoir vécu la guerre à travers le récit que lui en ont fait ses parents. Telle autre ne se sent pas prête à témoigner de ce qu’elle a vécu. La réduction de ces récits en format informatique, l’attribution d’un numéro à chaque concurrente s’apparentent à des éléments qui éloignent le film du monde intérieur et des sentiments comme des affects qui lui sont attachés, pour l’orienter vers le monde du spectacle. Nier la réalité psychique et s’investir essentiellement sur le visuel et la parure ne font-ils pas partie de l’univers pervers ?

Et le jour du concours, nous voyons apparaître sous le feu des projecteurs et accompagnées d’un puissante musique disco les femmes alignées sur le podium, leurs numéros à la main. Une musique irrespectueuse censée de mettre en valeur le spectacle et l’irruption toute aussi irrespectueuse de la femme du président et sa suite interrompent le récit de la femme à qui l ‘on coupe ainsi la parole.  Le spectacle se poursuit dans toute sa splendeur et s’achève par l’hymne national israélien. En s’attardant sur les employés qui avant même la fin de l’hymne commencent déjà à débarrasser les tables et à faire le ménage, la caméra semble vouloir montrer la précipitation accompagnant la fin du spectacle. Comme pour souligner la fin banale d’une journée non moins banale.

    Et s’il fallait dire quelques mots sur la banalisation…

Bien que le terme ne soit pas un concept propre à la théorie psychanalytique, je pense qu’il peut ajouter au fait qu’il signale un regard psychanalytique et une compréhension approfondie. La source de ce concept sa trouve dans l’expression de ‘‘Banalité du mal’’  figurant dans le sous titre du livre de Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem. On peut dire que cette notion qui a fait l’objet de débats passionnés et parfois, détachée de son contexte, de critiques acerbes, comme si Arendt avait dit que le mal était banal. Or Arendt décrit la réduction à une dimension ordinaire des monstruosités  commises par des gens incapables de penser hors des modèles, des clichés, des ordres auxquels ils se soumettent dans l’accomplissement d’actes criminels. Partant des procès-verbaux de la défense d’Eichmann durant son procès à Jérusalem, Arendt écrit que les arguments de l’accusé sont parfois à se tordre de rire tellement ils sont ridicules ; c’est un rire amer, bien sure. Lorsque Eichmann  déclare  par exemple qu’il n’avait fait aucun mal aux Juifs et qu’au contraire il les avait très bien traités, sauf une fois où, n’ayant pu garder son sang froid il avait giflé le président de la communauté juive de Vienne, geste pour lequel il s’en voulait beaucoup, Arendt déplore la superficialité de ses propos qui témoignent d’un narcissisme pathologique, d’un narcissisme qui coute que coute se préoccupe de l’image qu’il offre à l’autre. Les clichés du genre « J’obéissais aux ordres » ou bien « J’ignorais ce qui se passait dans les camps » utilisés par Eichmann alors qu’il était en fait  le premier responsable de la logistique des déportations lui servaient d’armure aussi bien contre la vérité qu’envers tous ceux qui entraient en relation avec lui. Son mode d’expression convenu et automatique lassait probablement les gens chargés de le questionner tellement il était ennuyeux et répétitif. Renvoyant à l’aspect inquiétant de la contradiction entre la médiocrité des petites gens coupables de grands méfaits, Arendt nous parle au fond d’un type humain unidimensionnel dont les mécanismes de pensée sont à plat. Cet homme est tellement egocentrique au point de considérer les relations de cause à effet que sous le seul angle de sa propre subjectivité et tellement incapable de penser qu’il agit comme si la différence entre le bien et le mal n’existait pas. C’est un homme qui ne pense pas tout court. 

Porter un regard de près à ce qu’Arendt voulait signifier par cette notion de banalité du mal mérite à ce que l’on s’y arrête.

Dans tout le livre ce mot n’est utilisé que trois fois. Une première utilisation est dans le sous titre « Rapport sur la banalité de mal ». Une seconde utilisation se trouve a la fin du livre ou Arendt fait référence à l’attitude euphorique et grotesque d’Eichmann, avant de monter sur l’échafaud. Ce dernier avait déclaré comme tout nazi qu’il n’était pas chrétien et qu’il ne croyait pas à une vie dans l’au-delà : « Dans peu de temps, messieurs, nous nous reverrons. C’est le destin de tous les hommes. Vive l’Allemagne, vive l’Argentine, vive l’Autriche. Je ne les oublierai pas ». Devant la mort il avait trouvé les phrases toutes faites que l’on dispense dans les oraisons funèbres. Sur l’échafaud, sa mémoire lui joua un dernier tour : « euphorique », il avait oublié qu’il assistait à sa propre mort ». Et Arendt poursuit sa pensée : « Comme si, en ces dernières minutes, il résumait la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine : la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal (1963, p.408). Une troisième utilisation se trouve dans le post-scriptum du livre, rédigé en réponse aux vives réactions, surtout celles qui détachaient la notion de banalité du mal de l’ensemble de  son œuvre. Elle dit : « Une controverse authentique aurait pu surgir à propos du sous-titre du livre ; car je n’ai parlé de la banalité du mal qu’au niveau des faits, en mettant en évidence un phénomène qui frappait lors du procès. Eichmann n’était ni un Iago ni un Macbeth ; et il ne lui serait jamais venu a l’esprit, comme à Richard III, de faire le mal par principe : Mis à part l’extraordinaire intérêt qu’il manifestait pour son avancement, Eichmann n’avait aucun mobile…. Eichmann n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée –ce qui n’est pas la même chose- qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Cela est « banal » et même comique: avec la meilleure volonté du monde on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque. Mais cela ne parvient pas à en faire un phénomène ordinaire » (1963, pp. 459-460).

Si la question de la banalité du mal se trouve relativement elliptique dans Eichmann a Jérusalem, elle se trouve en continuité de ce qu’elle appelle comme « mal radical » ou « mal absolu » dans Les origines du totalitarisme où il y est question d’une description phénoménologique du monde totalitaire, un monde sans précédant surtout après Auschwitz,  caractérisé par la désolation de l’être humain, l’homme privé de son sol et l’apparition de la superfluité des hommes. Comme elle l’écrit, l’épithète « radical » vient illustrer le caractère total d’un mal qui vise une transformation de la nature humaine, voire même une éradication de l’humanité de l’homme qui « détruit chez l’homme la faculté d’expérimenter et de penser (1951, p. 711) ». Le passage du mal radical au mal banal se précise plus nettement dans sa lettre à Gershom Sholem. En réponse à ce dernier qui avait pointé justement cette contradiction entre le « mal radical », concept Kantien utilisé dans Les origines du totalitarisme et la banalité du mal » affichée par Eichmann à Jérusalem, elle lui répond : « J’ai changé d’avis et je ne parle plus de « mal radical ». A l’heure actuelle, mon avis est que le mal n’est jamais « radical », qu’il est seulement extrême et qu’il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il « défie la pensée » parce que la pensée essaie d’atteindre la profondeur, de toucher aux racines et, du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa « banalité ». Seul le bien a de la profondeur et peut-être radical » (lettre du 24 Juillet 1963, dans Les Origines du Totalitarisme, p.1313). Ainsi Arendt clarifie, ce nouveau mal qui est plus dangereux que le mal radical car il attaque la surface et se répand comme des champignons. Il y aurait donc des milliers d’Eichmann, qui sans être le prototype du nazi, c’est-à-dire sans être ni pervers ni sadique, ont commis des crimes des plus terrifiantes. Ainsi Arendt découvre que les sources du mal ne sont ni mystérieuses ni diaboliques ; elles sont plutôt à la portée de tous les hommes. Il n’est pas nécessaire d’invoquer des forces surnaturelles afin de comprendre le mal totalitaire. La leçon que l’on peut tirer de ce constat sera peut être de repenser l’être humain sous un jour nouveau, avec tout ce qui comporte de sa capacité de combattre le mal grâce a sa faculté de penser, de juger et d’atteindre les profondeurs. 

Cet accent mis sur la superficialité, qui fait du mal sa banalité, ne nous en dit pas quelque chose sur notre culture de masse qui à l’échelle planétaire promeut la superficialité et la parure et se propage tel un champignon ? Le spectacle de la banalité mis en évidence par notre documentaire ne fournit-il pas un exemple patent de ce fait social ?

Par ailleurs, cette superficialité chez Eichmann doublé d’inconscience nous rappelle aussi les patients focalisés sur le besoin d’agir, de toujours faire quelque chose, d’évacuer la pensée par des moyens les plus rapides, d’une certaine manière incapables de penser, de rêver, d’imaginer et dotés d’une pensée opératoire privée d’affect et qui s’adressent à nous pour des soucis organiques. Ces patients dits « opératoires », étudiés par l’Ecole Psychosomatique de Paris, sont caractérisés par un aplatissement de la pensée et le manque de profondeur propre à Eichmann. Selon P. Marty et Michel de M’Uzan (1963), la pensée opératoire présente deux caractéristiques  essentielles : il s’agit d’une pensée consciente qui 1) parait sans lien organique avec une activité phantasmatique de niveau appréciable ; 2)  double et illustre l’action, parfois la précède ou la suit, mais dans un champ temporel limité. C’est à partir de l’écoute et du traitement des patients qui somatisent que les auteurs ont mis en évidence un type de fonctionnement mental dit opératoire. Ces patients auraient un discours linéaire et borné, sans s’ouvrir à une autre forme de réalité, autre que la réalité tangible, factuelle. Il y a peu ou pas du tout de place à la vie phantasmatique et affective. L’associativité et l’élaboration sont absentes.  L’originalité de ce discours « consisterait en ceci qu’elle ne tend pas à signifier l’action mais à la doubler : le verbe, ne fait rien d’autre que répéter ce que la main a fait en travaillant » (1963, pp.348-349).. Les auteurs soulignent surtout le fait qu’il  y manque un objet intérieur vivant. La notion de jugement est remplacée par celle d’évaluation ou encore de barème, d’où sa sécheresse. Eichmann ne disait-il pas « le langage administratif est le seul que je connaisse» (1963, p.85) ? 

Cet aspect de l’absence de la vie intérieure, du vide de la pensée se rapproche quelque part au faux et au non vivant chez le pervers étudié par J. Chasseguet-Smirgel qui surinvestit la réalité extérieure pour la dénier ou la manipuler bien sure et évite la vie interne. Dans notre documentaire les organisatrices travaillent avec acharnement, elles même ont l’air sympathique mais semblent être sans souci de ce qui pourrait représenter l’ensemble de leur projet, comme le patient opératoire coupé de son monde interne et de son inconscient. C’est le spectateur qui fait le lien entre ces deux niveaux, le niveau du spectacle, donc du banal, du superficiel et le niveau symbolique de ce que cela peut représenter ; et il ressent l’horreur caché derrière. En cela on peut dire que notre documentaire a un caractère réparateur du trauma dénié et banalisé par le concours, grâce au retour des affects à travers nous les spectateurs et peut-être même à travers cet essai. C’est aussi ce qui se passe au cours d’une cure analytique. Le retour du trauma est dans un premier temps symbolisé chez le psychanalyste avec sa capacité de rêverie (Bion, 1962) qui dans un second temps met en forme et transforme (Bion, 1982) de ce qui n’est pas pensé ou de ce qui est en attente d’être pensé chez le patient. 

La théorie de la pensée chez Bion suppose l’existence de pensées et d’un appareil pour penser les pensées. L’activité de penser à l’ origine était un processus destiné à décharger le psychisme de l’excès de stimuli. Freud dans son article de 1911 souligne le rôle libérateur de la pensée, et indique en outre que la pensée fournit le moyen adéquat de restreindre la décharge motrice et de freiner l’augmentation de tension produite par l’ajournement de cette décharge. Selon Bion les pensées préexistent à la capacité de penser. Pendant les étapes de leur développement, les pensées ne sont rien de plus que des impressions sensorielles et des expériences émotionnelles très primitives, des protopensées, liées à l’expérience concrète d’une chose-en-soi, donc d’une chose en attente d’être nommée. C’est le vécu du nourrisson habité d’émotions brutes, éléments béta, qui sont aussi une forme primitive de pensée et dont leur destin sera d’être débarrassés car mauvais, et projetés dans la mère. Ces émotions seront transformées par l’appareil à penser de la mère et sa capacité de rêverie (Bion, 1962). La rêverie de la mère  est une capacité d’imagination non appuyée sur le raisonnement. En somme il y a d’un coté la vie émotionnelle du bébé et de l’autre la vie imaginative de la mère, qui avec son appareil à penser, un appareil psychique plus mure que celui du bébé et sa fonction alpha, accueille les « mauvaises » projections  tel un contenant. C’est une rencontre qui au départ est émotionnelle et favorisera la croissance psychique des deux cotés. C’est cette transformation qui donnera accès au sens et à la parole. 

Ainsi les sentiments et les affects constituent dès le début l’élément le plus fondamental de notre conscience d’exister, de la conscience que nous sommes bel et bien des êtres vivants et notre mémoire en est largement tressée. Se sentir vivant, expression chère à Winnicott (1960) se trouve au cœur de la problématique d’exister, d’être. Selon l’auteur se sentir vivant est avant tout se sentir vrai, et les origines de ce sentir vrai se trouve dans la relation mère-enfant. Quand une mère avec sa préoccupation maternelle primaire (1956) répond presque à cent pour cent aux besoins de l’enfant au début de la vie, elle favorise la création d’un espace d’illusion, dans lequel l’enfant reconnaitra petit à petit comme siens tous ces gestes, mouvements, bref sa propre créativité. Cela équivaut aussi à reconnaitre chez l’enfant un désir, une volonté de tous ses gestes et mouvements, donc de le rendre réel, donc vrai. Cette reconnaissance du geste spontané chez l’enfant ouvrira la voie vers la créativité et c’est ainsi que le vrai Self pourra se déployer. Winnicott dit : « Périodiquement, le geste du nourrisson exprime une pulsion spontanée et le geste indique l’existence d’un vrai Self potentiel, la source de ce geste est le vrai Self.. je relie ici l’idée d’un au geste spontané..et il est nécessaire d’étudier comment la mère satisfait cette omnipotence infantile qui se révèle dans un geste ou dans un ensemble sensori-moteur» (1960, p.121). Il y est question chez la mère de favoriser l’omnipotence de l’enfant, lui faire croire que tout cela est la création de l’enfant, sans lui soumettre sa propre omnipotence, ce qui emmènera plutôt à la création d’un faux Self, résultant de l’empiétement de l’espace potentiel de l’enfant. Le but de ce faux Self  sera de protéger le vrai Self. Si le vrai Self est à la source de la continuité de l’être, du vrai sentiment d’exister, First being, after doing dira Winnicott, sa rupture au contraire, installera le faux self. C’est le début des désorganisations psychiques et somatiques. Selon Winnicott il y a une association intime entre le psychisme et le soma et selon lui « l’un des buts de la maladie psychosomatique est de retirer le psychisme de l’esprit et de la faire revenir à son association intime et primitive avec le soma » (1969, p.78), donc de retrouver une unité perdue. Ce qui nous fait rejoindre aux patients opératoires coupés de leur vie affective et le fonctionnement mental appauvri pour maintenir coute que coute un équilibre somatique. Le point de vue psychosomatique de Winnicott et celui des psychosomaticiens de Paris se rejoignent sur un point qui intéresse notre propos : tous les deux soulignent la présence d’un fonctionnement en faux self avec les affects coupés de leur racine véritable des qu’il est question d’un dysfonctionnement. 

Quand un patient en analyse se souvient des faits avec les affects qui lui sont associés, un changement dans le processus analytique psychanalytique est patent. Cela est de même quand c’est le psychanalyste qui prend les devants et propose une construction au patient. De même, lorsque nous écoutons le récit d’un événement comprenant un trauma, et ce à travers les sentiments de la personne qui parle, son souvenir est bien gravé dans notre mémoire. Et cela prouve à quel point les travaux d’histoire orale ont enrichi ces dernières années la mémoire collective. Puisque parler c’est se souvenir et se souvenir c’est aussi retrouver les affects liés à ces souvenirs.

Si l’on revient à notre documentaire, on constate qu’en mettant sous nos yeux une mémoire privée d’affects et de ce fait banalisée et dévalorisée, The Pageant  pointe le doigt sur un trauma secondaire particulier que fait subir à notre vie psychique le règne du visuel et du spectacle de notre monde hyper médiatisé et hyper rationnel dit digitalisé où l’image occupe une place importante. Comme chez le patient dit opératoire, la place à  l’élaboration, à une seconde réflexion est mise de coté.  En outre, n’est-ce pas aussi  un trauma en soi que de dépouiller le trauma de ses affects, le dévaloriser et le dénier pour en faire un objet de spectacle ? 

Les observations de S. Ferenczi à ce sujet sont éclairantes et tout aussi pertinentes pour notre époque. Initiateur de nouvelles techniques appliquées au trauma,  Ferenczi a soutenu que le déni de la réalité du trauma par l’entourage constituait un trauma supplémentaire et l’a montré par ses observations sur les rêves. La personne qui a oublié son expérience traumatique et qui la revit très souvent néanmoins dans ses rêves, en réalité s’efforce de la guérir, de la rendre compréhensible au moyen de la répétition, de la symboliser pour le dire avec Roussillon (1999). Ferenczi affirme que dans le cas où la ‘‘Fonction traumatolitique’’  du rêve ne réussit pas à guérir le trauma, le rêve se transforme en cauchemar. Nos rêves nous restituent nos expériences de vie sous une présentation différente et à travers des images, des sons, du langage et des affects. Cette re-présentation comprend aussi dans une large mesure des expériences liées à l’enfance. Constatant que certains traumas se sont gravés dans notre psychisme à notre insu, qu’ils poursuivent leur existence d’une façon inconsciente et se rappellent à nous de façon répétée dans nos rêves, Ferenczi (1931-32) explique que ces rêves répétitifs indiquent en réalité que le rêveur travaille le trauma psychiquement sous des formes différentes. Lorsque le rêve ne parvient pas à accomplir cette tâche, autrement dit que le sujet échoue à travailler ses sentiments et ses sensations, le rêve tourne au cauchemar et il se réveille épouvanté.

A présent, il nous semble possible d’établir la même analogie avec le spectacle du concours de notre documentaire ; et qu’il est peut être possible de faire la même analogie entre notre monde culturel actuel, surtout notre monde médiatique environnant s’appuyant essentiellement sur le visuel, donc sur le superficiel, la surface. Alors que notre vie mentale s’efforce de vivre et d’expérimenter la vie en lien étroit avec la vie affective en profondeur, notre environnement culturel actuel a tendance à évacuer, à dévaloriser et à faire disparaitre tout ce qui a trait au monde interne et en particulier au monde des affects et des émotions pour mettre en avant le vu et le perçu.

N’est-ce pas là aussi un cauchemar? 

Ne pourrait-on pas dorénavant considérer le spectacle du concours étudié par notre documentaire comme un film d’horreur ? 

Dans le même ordre d’idée, ne pourrait-on pas faire une autre analogie, celle qui se trouve entre le réalisateur du The Pageant qui travaille minutieusement avec son caméra silencieux et sans jugement, et le psychanalyste neutre dans son fonctionnement mais soucieux de garder un lien dans sa rêverie et dans ses interprétations les différents niveaux de notre vie mentale et affective ? 

BIBLIOGRAPHIE

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