LA PASSION AMOUREUSE EN TANT QU’APPEL DÉSESPÉRÉ À L’AUTRE : « L’EMPIRE DES SENS » DE NAGISA OSHIMA[1]

Bella Habip[2]

 

Le cinéma n’est véritablement politique que s’il remue les profondeurs de l’individu.

Nagisa Oshima

Resim3

 

 

 

 

 

 

 

 

 

*  Cet article a été publié sous le titre de ‘Erotic Passion as a Desparate Cry Aimed To the Other: Nagisa Oshima In The Realm Of The Senses’ dans  The International Journal of Psychoanalysis (Uluslararası Psikanaliz Dergisi)  en Juin 2015.

Je vais aborder dans le cadre de ce colloque sur passion et création le contenu d’un film bien connu du célèbre cinéaste japonais Nagisa Oshima « L’empire des Sens ». J’ai choisi ce cinéaste dont l’œuvre est bien connue en France et à travers le monde, car je pense que pour Oshima la passion est un thème central et une préoccupation presque constante tout au long de son œuvre. Ses films ont trait au sexe et au meurtre de manière presque répétitive, avec au centre des situations passionnelles et des personnages en proie à la passion.

L’empire des sens, en japonais « la corrida de l’amour » (Ai no corrida) est un film sur la passion amoureuse entre Sada une geisha (ancienne prostituée) qui travaille comme femme de ménage dans une auberge et Kichizo le patron de cette auberge. Tirée d’un événement réel au Japon en 1936, cette histoire se termine avec une fin tragique, car Sada finit par tuer son amant en l’étranglant et lui coupe le sexe et le garde avec elle pendant plusieurs jours.  Selon les chroniqueurs, ce crime aurait tellement impressionné le peuple japonais que ce serait une des raisons pour la relative brièveté de la peine accordée à Sada de 6 ans de prison. Sada aurait plaidé la passion lors de son jugement. Selon Oshima « Sada aurait tué son amant par amour »[3].  Tout le film nous relate dans ses moindres détails cette passion vue de l’intérieur et livre aux spectateurs les secrets d’une clinique de l’excès dont les théorisations psychanalytiques actuelles  rendent compte. Ces théorisations font surtout référence aux travaux récents sur le travail de la subjectivation.

Je pense que ce film mérite d’être cité dans ce cadre pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il nous montre avec une extrême finesse le vécu passionnel représenté à travers les sens et l’érotisme, les sens ayant une valeur de stratégie de survie, d’un appel à l’autre. Le sexuel en question et l’érotisme qui y est lié n’a pas un statut de plaisir et de déplaisir de la satisfaction hallucinatoire comme montrera l’analyse.  Nous y sommes témoins de la naissance et de l’évolution d’une passion amoureuse saisie de l’intérieur à travers  la violence des sentiments et le recours à l’acte des deux protagonistes Sada et Kichizo. Une deuxième raison de ce choix réside dans le processus même de la mise à l’œuvre dans le produit même cinématographique de cet intérieur psychique en parallèle, en écho au scénario.

Mon propos sera donc double : dans un premier temps je vais repérer dans le récit du film des représentants psychiques, tels symptômes, recours à l’acte, deuil et séparation impossibles qui sont de nature à nous révéler les détresses primitives, les chemins périlleux de la construction de l’identité première que le vécu passionnel nous révèle. Dans un deuxième temps je vais essayer de mettre en évidence comment ce contenu du film, cette passion meurtrière vue de l’intérieur des psychismes, influe sur le processus même de sa mise à l’œuvre, sur  la façon de sa mise en représentation  créant une sorte de processus parallèle. J’espère pouvoir démontrer par cette double démarche que la passion amoureuse qui n’aurait pas de logique, qu’elle serait démoniaque et partirait de l’âme pour ravager le corps ou bien l’inverse, a bel et bien une logique qui lui est propre. De même elle ne désigne pas seulement une exacerbation de l’état amoureux ou bien le surinvestissement d’une activité sublimatoire.  Cette logique est celle d’une recherche de l’Autre, d’un appel à l’autre par tous les moyens, y compris par les sens comme nous le montre si bien Oshima.

 

Le film commence par une scène de querelle d’une extrême violence. Une des employées de l’auberge fait une allusion à Sada à propos de son travail antérieur (la prostitution) ce qui la met folle de rage. Sada prend le couteau de cuisine et lui marche dessus. C’est à ce moment là que  Kichizo, le patron de l’auberge arrive et empêche un éventuel carnage. Il dit à Sada d’un ton séducteur que ses jolies mains seraient bien plus utiles à autre chose qu’a l’utilisation d’un couteau. Un coup de foudre, un moment de fascination de la part de Sada qui se met à épier les relations sexuelles de Kichizo et de sa femme. Et voila qu’une autre scène de meurtre potentiel va être figurée. Sada derrière le paravent apporte au couple une carafe d’eau et les surprend en train de faire l’amour. Elle devient pétrifiée et elle a un flash : elle poignarde la femme de Kichizo avec le couteau de cuisine et il y a du sang partout. Ce flash a une valeur d’hallucination, comme il y en aura d’autres dans le film.

Sada est présentée donc d’emblée comme le personnage central du film, la figure de la meurtrière passionnelle. Elle est froide, elle a un regard ailleurs, un peu ce regard qu’ont les animaux qui guettent leur proie. Elle fait peur et on peut imaginer qu’elle a peur elle aussi vue son extrême fragilité et ses élans violents. Mais son investissement pour Kichizo marque le début d’une ouverture, d’un signal d’investissement psychique, suite a cette invitation qui a valeur d’un pare-désinvestissement comme l’a conceptualisé Piera Aulagnier[4].

Kichizo aussi est attiré par elle, peut-être de manière moins folle ; cette femme folle l’intrigue et ils font l’amour suite à cette scène où Kichizo souligne la beauté des mains de Sada. Une des particularités du film est que les scènes de relations sexuelles ne sont nullement mimées ; elles sont réelles et on voit bien les organes sexuels ainsi que la pénétration. Les acteurs ne jouent pas à faire l’amour,  ils font l’amour. On y voit  de nombreux actes sexuels non simulés et filmés de manière très explicite, notamment des fellations ou des pénétrations sans doublures. Mais on n’a pas l’impression que ces scènes aient été tournées dans le but d’exciter le spectateur. L’acte sexuel est ici un des éléments indissociables de la passion amoureuse qui unit ces deux êtres, et il devient même de plus en plus présent, violent et pervers au fur et à mesure de leur isolation du monde extérieur. A travers le sexe, on pourrait croire que les deux amants ne veulent plus faire qu’un, comme s’ils devaient s’approprier l’un et l’autre. Mais l’un va l’emporter sur l’autre et ainsi surviendra le drame, la mise à mort comme lors d’une corrida, d’où le titre original, la corrida de l’amour.

La satisfaction sexuelle ne suffit pas

 

Une scène centrale. Le couple prend une chambre dans un de ces hôtels où il est coutume de passer la première nuit de noces. Ils jouent devant le personnel de l’hôtel à un couple qui passe la première nuit de noces. Ils ont l’air moqueur, insouciants un peu maniaques. Ils invitent des musiciens ; la patronne invite des geishas pour l’animation de cette première nuit nuptiale. De jeunes geishas se font initier à l’amour par le spectacle de notre couple Sada et Kichizo qui font l’amour devant eux. Apres une nuit d’ébats amoureux Kichizo s’endort mais Sada reste éveillée et elle tient le pénis de Kichizo dans sa main toute la nuit. Quand Kichizo se réveille et veut aller à la salle de bains ; elle l’empêche et lui demande de faire tous ses besoins avec elle. La relation sexuelle pour Sada est une façon de dominer Kichizo, de l’avoir sous son emprise et d’éviter la séparation. Kichizo dans un premier temps attribue cette demande excessive à la jeunesse de Sada et il lui dit en parlant de son sexe : “je me demande parfois à qui il appartient”? Une courte conversation s’engage et Sada délivre un brin de sa subjectivité: un médecin l’avait déjà diagnostiquée comme étant “hérétistique” un mot savant qui fait rire Kichizo. Sada est en état d’excitation permanente. On y imagine que Sada a consulté un jour un médecin et lui a parlé de son mal être, ce à quoi le médecin lui a répondu par un mot froid sans signification pour Sada : hérétistique. On imagine aussi qu’Oshima veut mettre en valeur ce mal être, ce narcissisme en souffrance, en proie à la pulsion de mort. On se demande aussi si Oshima a lu Les Etudes sur l’Hystérie de Breuer et Freud  qui parlent d’une hyper-esthésie des hystériques en proie aux convulsions[5]

Plus le film avance plus nous sommes témoins non seulement de cette folie de Sada qui exerce une emprise par tous les moyens sur Kichizo mais encore nous voyons Kichizo se transformer de plus en plus en un personnage mi-maniaque, mi gai mais aussi de plus en plus dépressif particulièrement quand Sada part avec son « intellectuel », pour gagner de l’argent. Ce patron de l’auberge, avec femme et enfants, présenté au début du film comme bon vivant, joyeux et viril devient sombre, détaché et triste.

Une scène évocatrice de cela : Kichizo  erre dans les rues, le visage grave, alors que Sada est partie gagner de l’argent. Soudain on voit défiler l’armée japonaise par troupes bien organisées et le peuple japonais aligné, brandissant à la main des drapeaux. C’est le Japon de 1936 (une voix over le confirme à la fin du film), un événement important dans l’histoire du Japon, la mutinerie du 26 Février 1936, un coup d’état contré mais qui aurait laissé des traces importantes. On y voit les soldats défiler avec à leur gauche la population qui les supporte et à leur droite Kichizo qui marche seul, et ne semblant pas réaliser ce qui se passe ou bien s’il réalise n’y accordant la moindre importance.

 

Vécus archaïques : Emprise, stratégies auto-calmantes et retrait psychique

 

Le couple se retire de plus en plus du monde extérieur et commence à faire l’amour partout. A la sortie d’un bar, dans une ruelle en plein nuit, ou bien devant les serveuses de l’hôtel qui viennent leur servir du saké. Ils ne mangent presque plus. Mais voila que le moment de séparation arrive car ils n’ont plus d’argent pour s’offrir un hôtel et des boissons. Kichizo semble avoir quitté sa femme et son auberge pendant ces journées où ils étaient enfermés dans une chambre (Sada l’a auparavant menacé de mort avec un couteau de cuisine si jamais il fait l’amour avec sa femme et même qu’elle a jeté un jour une pierre dans la nuit sur leur fenêtre comme pour lui rappeler sa menace). Sada doit partir auprès d’un « intellectuel qui lui paye bien », un directeur d’école qui veut mettre Sada dans le droit chemin. Sada demande à Kichizo de ne pas quitter la chambre, de lui donner son kimono ; elle lui donne son kimono en échange. Elle part prendre le train pour rejoindre « l’intellectuel » tout en étant vêtue du kimono de Kichizo. Ce geste est en apparence une preuve que Kichizo ne rentrera pas chez lui. Les kimonos s’inter changent dans ce moment de courte séparation comme pour nier les limites de leurs corps, leur existence séparée. Sada veut à tout prix mettre en acte son fantasme : d’avoir le corps et surtout le sexe de Kichizo à sa disposition pour toujours.

Il y a une scène très parlante de ce vécu archaïque dans le train. Sada est devant la fenêtre du compartiment et on y voit défiler au lieu du paysage, Kichizo en train de courir vêtu de son kimono à elle, mais totalement nu en dessous. Une hallucination ou rêverie-hallucination avec en arrière fond dans le wagon d’où on entend venir les pleurs d’un bébé que sa mère essaye de calmer en lui donnant le sein. On se demande si Oshima situe la détresse de Sada sur le même plan que celui d’un bébé assoiffé de faim et d’amour ? Est-ce un détail conscient ou inconscient du cinéaste qui aurait voulu souligner ce moment où l’identité du sujet en train de se forger appelle un Autre, au risque de s’engouffrer dans le néant ? Nous n’en savons rien mais nous pouvons néanmoins avancer dans le corps de l’œuvre[6] que ce détail représente une « boursouflure hallucinatoire » selon le terme de René Roussillon[7], un retour hallucinatoire d’un vécu non intégré et non symbolisé par le sujet[8].  C’est à ce moment là, c’est-à-dire après le moment hallucinatoire et les cris du bébé dans le wagon que Sada se lève en panique et sort du wagon, va aux toilettes et renifle le kimono de Kichizo. Une stratégie auto-calmante qui illustre bien la détresse profonde de Sada.

Le sentiment de non existence

Pendant que Sada au cours de ce court voyage en train lutte contre son angoisse de séparation et ses peurs d’anéantissements accompagnés de moments hallucinatoires et anesthésiques, Kichizo est seul dans sa chambre et il l’attend. Une geisha tente de le convaincre pour qu’il se nourrisse. « Cette femme va vous achever » dit-elle. Le film souligne de plus en plus les angoisses de non existence de Sada et tous les moyens qu’elle se déploie pour exercer son emprise sur Kichizo. L’emprise semble être son ultime moyen pour se sentir exister et s’auto calmer.

Une autre scène très évocatrice de ce sentiment de non existence de Sada est la destructivité sado-masochique comme ultime moyen pour se sentir exister. Elle rejoint son client intellectuel, un homme affectueux. Ils sont dans le lit mais Sada s’ennuie. Elle se sent inexistante avec cet homme qui essaye de la mettre dans le droit chemin, de lui faire changer de métier. On sent qu’elle n’a rien à faire avec cet homme qui lui parle d’un monde qui lui est étranger ; elle est ailleurs et on sent en tant que spectateur que Sada cherche sa place dans cette situation qui lui est devenue intenable. A ce moment là,  elle lui demande de la battre, de lui tirer les cheveux. Elle demande cela de plus en plus fort comme si elle voulait se sentir exister comme si elle devenait inexistante loin du regard de Kichizo.

De retour à la chambre d’hôtel, Kichizo vient la chercher à la gare avec le kimono de Sada. On voit de plus en plus que leur relation prend une tournure délirante. Ils s’enferment de nouveau dans leur chambre qui « pue » de plus en plus selon les serveuses, car ils ne veulent pas être dérangés et refusent le nettoyage de la chambre. Cette chambre qui pue et à laquelle il est interdit d’y toucher et d’y changer quoi que ce soit représenterait-elle une ébauche de transitionnalité, un espoir pour la création d’un espace potentiel lieu de la création des symboles, et non lieu du réel à l’état brute? Mais comme la suite nous le montrera nous sommes témoins plutôt d’un arrêt de toute forme de symbolisation et d’une fétichisation des sens, d’une volonté d’emprise sur l’objet par les sens.

Le fantasme d’un corps pour deux

Il y a une scène très subtile en ce qui concerne leur monde qui devient exclusif, autistique et fermé à toute forme « d’intrusion » de l’extérieur. Kichizo demande à Sada comment ça s’est passé avec l’intellectuel. Sada lui fait part de la scène où elle s’est fait battre avec un peu de gêne,  (trahirait-elle leur amour exclusif par cet aveu?). A ce moment là il y a un changement de rôles et maintenant c’est Kichizo qui demande à Sada de le battre comme s’il voulait faire part de ce duo, se mettre à la place de Sada pour mettre fin à sa position d’exclu et rétablir l’ordre souhaité : une dualité inclusive ou deux êtres ne feraient qu’un. Un fantasme d’un « corps pour deux » comme dirait Joyce Mac Dougall[9]. Toutefois nous sommes témoins d’une recherche d’une dualité spéculaire, d’une tendance à dissoudre toute forme de distance à l’objet aussi bien physique que psychique et à gommer les limites Moi/non Moi.

« Dans tout ce que nous faisons, y compris dans tout ce que nous mangeons il doit y avoir quelque chose de notre amour » dit Sada et elle touche les aliments d’abord par son sexe et les fait manger à Kichizo. Comme le moi et le non-moi sont confondus, la bouche et le sexe aussi tendent à se confondre. Quand Kichizo mange Sada l’embrasse comme pour l’empêcher d’ingurgiter quelque chose qui ne soit pas fait de leur amour. Kichizo participe à ce jeu diabolique et il fait pénétrer un œuf dans le sexe de Sada et le sort pour le manger. Serait-il une symbolique du retour à la vie intra utérine qu’Oshima voudrait nous faire entendre de manière explicite ?

La recherche d’un objet subjectif

Il y a une escalade pour aller toujours de l’avant chez Sada dans la poursuite des sens, de l’emprise sur l’autre, de la possession du corps de Kichizo et surtout de son sexe. Plus Kichizo fait preuve de son amour et de son désir et de sa ténacité à satisfaire tous les désirs de Sada, celle-ci monte d’un cran et lui menace de lui couper le sexe, car affirme-t-elle que Kichizo va s’en servir pour d’autres femmes. Le pénis est l’origine du mal car il représente  la différence et la séparation. Tant qu’on le contrôle c’est bien. Sada dit : «si  je le coupe, je peux le maintenir à l’intérieur de moi tout le temps » et dans son délire elle demande à Kichizo s’il mourrait au cas où elle le couperait. Il y a un souci pour l’objet dirions-nous mais néanmoins nous ne sommes pas dans le registre du désir ni de la castration symbolique mais dans un monde qui a perdu toute son épaisseur par la perte des différents niveaux du symbolique, du réel et de l’imaginaire. De plus l’objet n’est pas encore total et il n’a pas encore un statut réel et séparé des autres objets. L’objet Kichizo fait partie de cette chambre qui pue et comme cette chambre qui pue, il doit rester tel quel sans changer  et sans manifester sa propre subjectivité. Kichizo doit occuper cette place que Winnicott définit comme étant un objet subjectif, on objet qui reste à la disposition du sujet entièrement, en étant au plus près de ses besoins, comme dans la préoccupation maternelle primaire[10].

La réalité extérieure commence à pénétrer car Kichizo doit rentrer chez lui. Kichizo lui dit qu’il va se transformer en un squelette s’ils continuent à faire l’amour avec ce rythme. Sada s’affole et elle lui demande s’il pense la quitter. Elle dit qu’elle ne le laissera pas partir. En un clin d’œil elle prend le couteau elle coupe une mèche de poils autour du pénis et la mange. Elle menace de nouveau Kichizo de le tuer au cas où il ferait l’amour avec sa femme. Le recours à  l’acte, tel que conceptualisé par C. Balier[11], est au centre de cette scène pour éviter le risque majeur d’effondrement psychique. C’est  « comme une ultime preuve d’existence ».

Après une courte séparation de nouveau ils sont dans cette chambre. Kichizo met en scène un autre jeu et commence à étrangler Sada pendant l’acte sexuel. Sada l’encourage et elle dit que « pour jouir il faut aller jusqu’au bout des choses ». Kichizo veut arrêter le jeu alors que Sada change de position et se met à étrangler Kichizo. Il y a un va-et-vient entre le jeu et la réalité. Quand la réalité se fait sentir, c.à.d. quand la menace de mort semble être rapprochée il y a une espèce de défi comme pour tester si ce réel est bien réel. D’où le recours à l’acte et  à la recherche de sensations, de sens, de perceptions à travers l’érotisme.

L’arrêt du temps

Tout se passe dans un présent immédiat où le temps semble être gelé. Il n’y a pas de futur non plus puisque faire un projet d’avenir suppose pouvoir se situer dans un temps autre, un temps qui ne recouvre pas seulement le temps de leur couple, mais un temps indépendant, ce qui risque de les anéantir, accrochés au fantasme d’être un. Plus le film avance plus nous avons cette sensation d’étouffement, d’être enfermé comme les protagonistes du film qui ne sortent pas de leur chambre et font l’amour en permanence comme pour oublier que le temps passe, qu’il y a une réalité extérieure qui les dépasse et aussi surtout une réalité intérieure, la leur surtout celle de Sada. Cette réalité intérieure n’est visible pour nous les spectateurs qu’à travers les rares conversations, les rêveries-hallucinations de Sada, les réactions et attitudes des servantes de l’hôtel en ce qui concerne le séjour de ce couple atypique dans l’hôtel. L’absence d’un passé aussi est aussi frappant. Nous ne connaissons rien de l’histoire personnelle de Sada et de Kichizo. Ils ne parlent pas d’eux-mêmes et le film donne très peu de détails concernant leur vie aussi bien actuelle que passée. Il y a seulement une scène dans laquelle un morceau du passé fait retour. C’est la scène où Sada oblige Kichizo à faire l’amour avec une geisha de 68 ans. Kichizo l’accepte. Après l’amour Kichizo, pâle, dit avoir eu l’impression qu’il avait fait l’amour avec le corps mort de sa mère morte.

Du coup il lui pose des questions sur sa mère à elle. Sada dit que sa mère est morte il y a 3 ans de maladie douloureuse et qu’elle ne se souvient pas de son père car il serait mort quand elle avait trois ans. Et elle prend un air réfléchi, presque philosophe, le seul moment où on la voit penser dans le film, penser à quelque chose, penser à quelque chose qui  fait sens. C’est aussi le seul moment où elle reprend son investissement sur quelque chose qui ne soit pas Kichizo. Un court moment de calme et de liberté pour pouvoir penser. Elle évoque la mort et elle dit : « toute chose a une fin ».

Mais ce n’est qu’un bref instant et la corrida reprend de plus belle. Sada étrangle Kichizo de plus en plus fort tout en lui demandant s’il a mal. Celui-ci lui répond : « Je te sens comme un morceau de moi-même ; comme si nos corps sont mêlés l’un a l’autre et qu’ils baignent dans un bain de sang ». Cette fois c’est Sada qui a peur mais elle continue quand même l’escalade de la mort et elle lui demande s’il veut être tué, l’étranglant de plus en plus fort. Kichizo épuisé dit qu’il veut s’endormir et lui demande de l’étrangler quand il dormira, car dit-il, il souffre beaucoup quand il revient à la vie au moment où il se réveille. Sada accepte. La caméra s’approche du sexe en érection dans le vagin. Kichizo lui demande de ne pas s’arrêter de l’étrangler car s’arrêter lui fait mal. S’arrêter signifierait la séparation à nouveau, or ce qu’il désire c’est mourir pendant l’acte sexuel : encore un fantasme de retour intra utérin. Sada lui caresse tendrement le visage, l’étrangle et le tue. Elle se lève et elle a encore une hallucination: elle est allongée dans un amphithéâtre à ciel ouvert, nue sur une pierre et derrière une petite fille environ de 3 ans joue au jeu de poursuite avec son père. Il y a un refrain : la petite fille demande « maintenant où es-tu ? » tout  en courant derrière son père et le père devant qui lui répond « je n’y suis pas encore arrivé » et il continue à courir. Est-ce bien Sada qui attend toujours ce père oedipien qui n’est pas encore arrivé pour mettre fin à ses souffrances ? La suite nous le confirme un peu. Sada prend le couteau,  coupe le pénis et elle le gardera avec elle pendant 4 jours comme une voix off à la fin du film nous le dira.

La mise en représentation du réel non symbolisé en processus parallèles

Maintenant je passe  du contenu du film à sa mise en forme dans le langage cinématographique. J’avais annoncé au début de ma présentation qu’il me semblait qu’il y avait une sorte de processus parallèle dans la façon dont le récit de cette passion meurtrière prenait forme.  J’emprunte le concept de processus parallèle à H. Searles[12] qui l’a défini pour la première fois en 1955, et aussi à de nombreux analystes de la Fédération Européenne qui travaillent sur les dynamiques de la supervision. Searles fut le  premier à envisager la possibilité d’un parallèle émotionnel entre la situation analytique dont le supervisé fait part dans sa supervision à son superviseur  et le climat émotionnel de la séance apportée en supervision. L’expérience émotionnelle vécue par le supervisé à l’égard de son superviseur serait un reflet de celle vécue entre le patient et son candidat-analyste. Une bonne compréhension de cet affect dynamique entre le superviseur et le candidat analyste éclairerait le fond émotionnel vécu dans la relation analytique entre le candidat analyste et son patient.  En ce qui concerne notre film je pense qu’il y a un processus de telle sorte, je dirais une relation de similitude entre le récit même du film et sa mise en forme.

D’abord dans ce film d’apparence pornographique ou de snuff movie nous ne sommes pas bercés par les images ; nous ne sommes pas dans ce film comme dans un rêve, si on peut supposer que l’écran du cinéma nous fournit un lieu idéal pour fuir la réalité pour un court moment et nous plonger dans l’imaginaire. Nous sommes au contraire dans le réel pur des protagonistes qui font l’amour en permanence et qui parlent peu. Nous sommes interpellés par la violence des images violentes et sexuelles. Serions-nous en quelque sorte des témoins actifs de ce psychisme en détresse qui s’exprime à travers les corps? Comme j’avais dit plus haut les personnages ne miment pas l’acte sexuel mais ils le font tout court. Nous sommes en tant que spectateurs dans l’intimité des protagonistes, une intimité qui n’en est pas une car les protagonistes défient cette intimité pas seulement devant nous les spectateurs mais encore auprès des personnages du film aussi ; par exemple ils font l’amour devant les serveurs qui viennent leur offrir à boire ou à manger ou bien dans la rue, Sada, tout en ricanant expose son sexe à un vieillard qui veut à tout prix lui faire l’amour. Le réel des acteurs poursuit le réel cru reflété par le psychisme  en détresse de Sada, qui vit et agit dans le réel pur, sans aucune distance par rapport à ses affects et émotions. Est-ce une façon délibérée d’Oshima de nous le faire sentir in vivo ? Cela est fort possible car nous sommes troublés et nous sommes sur le qui vive pendant tout le film, dans un état d’alerte et d’urgence comme chez Sada. On dirait que le thème du réel non symbolisé part du récit, se reflète dans le jeu des acteurs pour aboutir au spectateur qui ressent de la terreur surtout vers la fin du film.

Un autre aspect de ce processus parallèle se trouve dans la façon dont le vécu d’isolement et de refus de toute réalité extérieure de nos protagonistes est repris dans différents contextes. Il y a très peu de scènes se passant à l’extérieur. Les scènes se passent en général dans des espaces clos, chez Kichizo ou à l’hôtel. Les scènes qui se déroulent à l’extérieur comme cette scène fameuse où les soldats défilent et Kichizo qui erre à leur droite sans manifestation d’aucun affect sont très peu et quand elles y sont c’est pour mieux souligner cet aspect d’isolement et de repli.

Une sorte de mise en abyme ou encore de processus parallèle dans le film se trouve dans les différentes scènes de représentation. Le film comme produit de représentation abrite lui-même des scènes de représentation comme la scène du faux-mariage ou bien comme quand Sada joue du semesen en même temps qu’elle fait l’amour à Kichizo. Il y a aussi les pans des kimonos qui s’ouvrent et qui se referment comme les rideaux d’un théâtre où débute une représentation. De même que les panneaux coulissants qui s’ouvrent et se referment dans des pièces décorées typiquement à la japonaise comme pour marquer la limite entre l’intérieur et l’extérieur des scènes intimes. Sans oublier les geishas maquillées à l’extrême comme dans une représentation.

Le sexuel représenté sans détour ni artifice d’un côté et représenté à travers un spectacle mimant le faux de l’autre ne souligne-t-il pas de concert ce réel non symbolisé? Le sexuel en question dans la passion amoureuse ne serait-il pas en quelque sorte une actualisation de ce sexuel primitif, non symbolisé ? La passion amoureuse  en elle-même ne nous donnerait-elle pas les clés d’une autre logique, celle de la détresse du petit de l’homme qui s’agrippe sur un autre objet pour se sentir vivant, pour naitre à la vie et construire sa propre subjectivité, son identité, son Je?

Dans cette analyse du film on peut m’objecter le fait que j’ai laissé à l’extérieur tout ce qui a affaire à la subjectivité du réalisateur, au contexte de l’apparition du film avec son co-producteur français Bauman, ami d’Oshima, qui voulait faire un film porno et le contexte répressif de l’appareil judiciaire au Japon qui a accusé Oshima pour obscénité et le grand plaidoyer d’Oshima[13] en ce qui concerne les mœurs sexuelles et son acquittement. Toutefois si le thème de la passion amoureuse a concentré toute mon attention je ne peux pas passer outre un aspect de la personnalité de son réalisateur qui met avant tout la subjectivité au centre de son œuvre. Voici ce qu’il nous dit Oshima dans Ecrits. « …le nouveau cinéma doit avant toute autre chose, être un cinéma personnel et subjectif-actif  d’auteur. Un dialogue entre l’auteur et les spectateurs ne peut s’établir que si l’œuvre est l’expression subjective-active de cet auteur et exerce dans un rapport de tension avec la réalité, une fonction critique ». L’expression subjectif-actif serait la traduction du mot japonais « shutaїteki » qui qualifierait le comportement d’une subjectivité susceptible de s’extérioriser, de s’exprimer par des actes, des désirs volontaires, c.à.d. d’une subjectivité efficiente en quelque sorte « auto-motrice »[14]

Cette subjectivité ne serait-elle pas le vrai self de notre cher Winnicott, ce self qui s’exprime au début par un geste spontané et se réalise pleinement des qu’il rencontre un Autre qui en reconnait la valeur ? Pourrait-on dire, en poursuivant les travaux de Freud que les artistes qui ont toujours de l’avance sur quiconque en ce qui concerne la perception de notre monde interne, ont perçu comme ici Oshima non seulement la folie qui abrite toute passion mais encore le cri d’appel a l’autre dans toute forme passionnelle ?

*Pour le lien de IJP, cliquez ici.

 


[1] Texte présenté au colloque “Passion et Création” organisé par le réseau Psychanalyse et Création de l’Université LyonII sous la direction de René Roussillon et Anne Brun.

[2] Psychanalyste, membre SPP et membre fondateur du groupe Psike, Study Group de Turquie.

[3] Oshima N., Ecrits, p.356, Cahiers du Cinéma, Gallimard, 1980.

[4] Piera Aulagnier (1991), Voies d’entrée dans la psychose – (Communication orale du 27 Janv. 1991, retranscrite par S. de Mijolla-Mellor & N. Zaltzman), in Topique, Revue Freudienne, n°49, Dunod, 1992, p. 7-29.

[5] Sigmund Freud et Joseph Breuer, Les Etudes sur l’Hystérie, p.12, P.U.F., 1994.

[6] Anzieu D., Le Corps de l’Œuvre,Gallimard, 1981.

[7] Roussillon R., “Le Visage de l’Étranger et la Matrice du Négatif chez Albert Camus” in Tuhaflık, Yabancılık, Actes du Colloque sur l’Etrange à Istanbul, Cogito, Yapı Kredi Yayınları, 2012.

[8] Les flashs backs au cinéma avec le surgissement soudain d’un vécu ancien représenteraient en quelque sorte cette boursouflure hallucinatoire au moment d’un vécu intense.

[9] Joyce Mac Dougall, Théatres du Corps, P.U.F. , 1989.

[10] D.W.Winnicott, « La préoccupation maternelle primaire » (1956) in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot – coll. Science de l’homme – Paris – 1969

[11]  Claude Balier, Psychanalyse des comportements violents, Paris, PUF, 1988.

[12] Searles, H. F. (1955). The informational value of supervisons experience. Psychiatry, 18, 135-146.

[13] op.cit. pp-325-358.

[14] op.cit p.47.

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