Bella Habip

 

A l’occasion de ce colloque qui traite du thème de l’étrange  et de l’étranger envisagées du point de vue de la psychanalyse et de la créativité, je tenterai d’aborder la question  du langage dans son lien avec l’émergence du sujet donc de l’avènement de la subjectivité. Pour nous les psychanalystes la question de la langue est essentielle dans la mesure où c’est par la parole comme l’a conceptualisé Lacan, que les productions de l’inconscient s’expriment et deviennent conscientes et, cet état nouveau de conscience, une conscience cette fois dirions nous “étrange” fait advenir le sujet. Aussi nous savons depuis le mythe de la tour de Babel que les problèmes du langage comme parler, communiquer, s’entendre et ne pas s’entendre, la complexité du langage sont des questions dominantes de l’humanité. Nous savons que certains usages de la langue parlée peuvent avoir un potentiel déshumanisant et aliénant. Dans les années 1970 on a beaucoup écrit sur les propos confus et paradoxaux des mères de psychotiques. Les psychanalystes[1], ainsi que les systémiciens 2  ont  fait état de la présence d’une pensée paradoxale dans les familles de schizophrènes. En même temps à l’inverse des phrases confuses, nous savons depuis le livre  “Etudes sur l’hystérie” de Freud et Breuer que s’exprimer est libérateur et thérapeutique. La littérature avec son usage chaque fois nouveau des mots a créé et crée toujours des chefs d’œuvres qui nous ravissent .

Nous les analystes, nous cherchons avant tout à saisir un sujet à travers le discours de l’analysant qui associe librement pendant la séance. Nous nous demandons « qui est en train de parler? » Nous savons que la réponse ne va pas de soi.  C’est l’homme ou la femme allongée qui parle, le sujet sera donc cet homme ou cette femme. Mais ce n’est pas aussi simple. Cet homme par exemple qui exprime idées et constats, peut arriver à un moment où il découvre avec grand étonnement que ce qu’il est en train de dire ne lui appartient pas en propre. Un autre s’est infiltré dans son moi et est en train de parler à l’intérieur de lui même.  Le sujet est alors cette personne qui exprime de l’étonnement devant ce fait étrange. Le psychanalyste par son écoute neutre et bienveillante et aussi par certaines interprétations au moment voulu, rend possible cette rencontre du sujet avec la personne qui parle. Si ce type de rencontre ne se réalise pas la cure analytique peut se transformer en un ennuyeux périple. A ce propos Winnicott parle de cet ennui.

J’ouvre ici une parenthèse. Nous savons que Winnicott en dehors de sa communauté professionnelle rencontrait des spécialistes de l’aide sociale, des éducateurs et même des religieux.

Comme vous vous pouvez en douter, la plupart des religieux consacrent la majeure partie de leur activité à donner des conseils et à montrer un chemin à des personnes qui ont des questions d’ordre spirituels mais aussi des difficultés d’ordre psychologiques. Mais ces mêmes religieux ont des doutes sur l’utilité qu’ils peuvent avoir sur le plan religieux pour certains. Un jour, dans une de ces conférences publiques, les religieux demandent à Winnicott comment ils pourraient faire la différence entre ceux qu’ils peuvent aider en leur parlant et ceux qui ont besoin de l’aide d’un professionnel. Winnicott s’arrête d’abord, puis  envisageant la question en partant du contre-transfert, il répond ainsi: “Si une personne vient vous parler et qu’en l’écoutant vous avez le sentiment qu’elle vous ennuie, dans ce cas elle est malade et il lui faut un traitement psychiatrique. Mais si votre intérêt reste soutenu, peu importe la gravité de sa détresse ou de son conflit, dans ce cas vous pouvez très bien l’aider.” 3

Quant à nous les analystes, là où existe cet ennui, nous voyons qu’il s’agit d’une question que nous appelons dans notre jargon la subjectivation. Les questions telles que : “qui parle?”, “de quoi il parle ?”, et enfin : “à qui il parle ?”, tournent à l’intérieur de notre tête et le traitement psychanalytique est supposé d’y trouver des réponses pendant le processus. Nous sommes en train de chercher le sujet. Nous devons en même temps permettre au sujet de se découvrir en son propre moi. Ici il s’agit bien de la façon dont le sujet va s’approprier sa propre histoire, façonnée  par le discours de l’autre. Selon l’expression de René Roussillon le mouvement de subjectivation doit avoir un caractère appropriatif4.

C’est de cette problématique du sujet, des conditions de son apparition ou de sa disparition plutot, que je vais faire état maintenant à travers deux textes littéraires. Le premier est 1984 de George Orwell. Le second est l’œuvre semi littéraire de Louis Wolfson Le Schizophrène et Les Langues, dans laquelle il parle de son vécu de psychotique.

Dans 1984  Orwell nous fait témoins de l’invention d’une langue étrange dans laquelle le sujet disparait. Il donne le nom de novlangue à cette nouvelle langue. Quoique le livre ait été essentiellement commenté comme étant une satire d’un monde totalitaire où la surveillance des forces de police est permanente et où l’interdiction de l’expression de la pensée est institutionnalisée, en tant que psychanalystes nous ne pouvons pas être indifférents au fait que c’est à travers l’utilisation de la langue que ce contrôle absolu sur des individus se concrétise. C’est un important chef d’œuvre écrit sur le langage et ses effets.

Comment fonctionne cette langue étrange?  Rappelons brièvement qu’était ce pays infernal, anti-utopique, appelé Océanie. Océanie est en guerre permanente avec l’Avrasie et l’Asie orientale et elle est dirigée par un dictateur dont le surnom est “Grand Frère”. Le Grand Frère a un ennemi éternel, qui s’appelle Golstein. Sur les écrans, dans les spectacles, dans toutes les émissions et dans tous les domaines propices à la communication, on fait des éloges sur tout ce que fait le Grand Frère et on crie très fort que Golstein est un traître à la patrie. On organise également des journées et des heures de haine où les gens abandonnent toute activité pour aller crier ensemble leur haine contre Golstein. Dans la rue, autant que chez eux, les gens sont surveillés par des écrans télé. Les écrans diffusent la propagande de la direction du parti et en même temps, par le biais des caméras installées à l’intérieur, enregistrent et informent la direction centrale de tous les gestes, de toutes les paroles des gens ainsi que de leurs mimiques. Les gens sont continuellement poursuivis. Il est inutile de tourner le dos à l’écran car la partie arrière du corps qui se reflète suscitera des soupçons au bout d’un certain laps de temps. C’est pourquoi les gens ont un air abruti sur leur visage: un sourire calme et des regards vides cachent astucieusement ce qui se passe dans le monde intérieur et suppriment discrètement son existence même.

Un jour le personnage principal du roman, Winston découvre dans un coin de sa chambre une zone encastrée dans le mur que l’écran ne peut pas percevoir. Dans ce coin, il décide d’écrire, loin du champ de vision de l’écran et ceci avec un plaisir enfantin, dans un joli cahier aux pages de papier couché, du genre introuvable, qu’il a acheté au marché noir. Le premier texte qu’il  écrit est irrationnel et dépourvu de fil conducteur. Des fragments à contenu violent d’un film de guerre qu’il a vu la veille, puis un texte à propos d’une femme qui pendant la projection se met en colère et crie qu’il ne faut pas  montrer ce film aux enfants. Pendant que Winston se demandait pourquoi il écrit ces choses détachées des unes des autres et insensées, un souvenir lui revint à l’esprit. Il décide alors de tenir un journal pour pouvoir écrire ce souvenir. Ecrire peut être vu  comme la création d’un objet qui lui servira de miroir. On remarque que dans le premier texte que Winston a écrit il n’y a pas de sujet. Orwell le souligne: il parle d’un texte dans lequel Winston abandonne d’abord les majuscules puis toute la ponctuation. Nous sommes en présence d’un texte  où les phrases  ne s’arrêtent jamais de manière a obturer toute espace de réflexion et a éliminer ainsi toute expression d’une subjectivité. Après ce texte, qui a une fonction de miroir, il note un rêve. Dans ce rêve il voit sa mère qui n’est plus en vie et sa petite sœur dont il se souvient à peine. Grâce à l’acte d’écrire, de se souvenir, finalement de penser sur soi, que le mouvement de subjectivisation s’accélère.

Ainsi tout au long du roman nous sommes face à deux langues différentes; une langue de propagande diffusée par les écrans; une langue sans sujet utilisée par la bureaucratie organisée par des dures méthodes policières et une langue utilisée par le héros principal du roman, Winston, qui s’approprie de plus en plus sa conscience et sa mémoire. Les slogans, dans tous les coins du pays, tels “la Guerre est la paix, la Liberté est l’esclavage, l’Ignorance est la force”, “étaient des paroles incompréhensibles séparément, mais donnaient de  la sécurité et du courage”. Le roman se déroule autour de ces deux mouvements. D’un côté une langue située hors du temps, contenant une certitude absolue et qui n’abrite pas de sujet: une langue qui est en fait une guerre ouverte au langage à la parole, la destruction du langage par la novlangue et de l’autre côté, nous assistons grâce au journal de Winston à l’émergence d’une langue qui véhicule une parole de sujet en se réappropriant son histoire,. C’est l’apparition d’une langue qui réfléchit sur elle même et s’auto transforme.

Nous voyons la destruction de la langue par la diffusion de cette propagande jusqu’aux confins de la vie quotidienne. Il y a quelque chose d’étrange y compris dans la langue utilisée par les gens entre eux. Par exemple dans celle parlée par la voisine de Winston, Madame Parsons. Cette femme parle en entrecoupant ses phrases et sans les finir. “Tom n’est pas à la maison mais” ou “Les enfants. Aujourd’hui ils ne sont pas du tout sortis”. Et justement pour cette raison”. Comme si l’endroit coupé de la phrase était ce qui ne doit pas être dit. Si on prolonge, cela pourrait entrainer de différentes significations et une forme de communication différente. Par exemple la personne en face pourrait à son tour commencer à parler de lui-même et ces deux personnes pourraient échanger mutuellement leurs subjectivités respectives. Des liens peuvent ainsi être  établis dans cette espace intermédiaire où des subjectivités se rencontrent. Or, dans le pays du Grand Frère l’établissement des liens entre les gens n’est pas souhaité. Le rapprochement des gens entre eux crée un espace que le pouvoir ne peut pas contrôler et constitue la plus forte raison de leur “évaporation”. Il n’y a pas de place dans ce monde pour la scène primitive, pour pouvoir penser ou imaginer à partir de celle-ci aux racines, aux ancêtres et au passé. Partout, toute chose est de pure réalité. Même les enfants ne font pas preuve de leur imagination dans leurs jeux; ils restent collés au réel. Par exemple la principale distraction des enfants des Parsons, voisins de palier de Winston, est de regarder les exécutions publiques sanguinaires au centre ville et de pousser des cris de haine. L’arme que possèdent les enfants dont les désirs ne sont pas satisfaits par les parents est de les menacer de dénonciation auprès des autorités en les accusant d’espionnage.  Les pulsions des enfants sont à un niveau ne pouvant tolérer un quelconque sursis: il n’y a pas de place pour imaginer et jouer dans ce monde schizoparanoïde.

Une autre particularité de cette vie collée au réel est la disparition du temps. Non seulement les héros du livre ne possèdent ni projet, ni imagination, ni désir par rapport au futur, mais leur passé est continuellement détruit. Le meilleur exemple de cette destruction est la fonction d’éditeur de Winston au ministère. Cette fonction est “la rédaction”, selon les nécessités du temps présent, des articles parus dans New York Times concernant les années passées. Par exemple “selon Times le 17 Mars, Le Grand Frère, dans son discours de la veille.avait parlé du débarquement des forces d’agression d’Avrasie en Afrique du Nord. Cependant (à la date où Winston allait faire la correction) les forces d’Avrasie n’avaient même pas touché l’Afrique du Nord. Pour cette raison il fallait réécrire le discours du Grand Frère. Il fallait que ses prévisions soient conformes aux réalités du présent”. Il fallait faire  “la rectification” continuelle du passé, jeter les anciens documents par des tuyaux d’air appelés “les trous de  mémoire” et les détruire. Ces tuyaux où l’on jetait les papiers avaient été placés non seulement dans toutes les pièces mais aussi dans les couloirs. Que devenaient ces papiers ? se demandait  Winston. Les vérités étaient continuellement détruites et transformées. Dans cette entreprise de déformation de l’histoire, Orwell souligne un monde où l’absurde règne plutôt que le mensonge et fait dire à son personnage : ”le travail consiste à remplacer une absurdité par une autre”. La plupart de l’activité n’avait aucune relation avec le monde réel. Les statistiques dans leurs formes initiales et leurs formes inventées étaient des purs produits de l’imagination. Il ne s’agissait pas seulement de mensonge et d’imposture, car pour que le mensonge existe il fallait accepter l’existence d’une vérité, et par conséquent  admettre de façon implicite l’existence d’une pensée. Cependant dans ce monde chaotique où la pensée disparait à toute vitesse, tout constat, pensée ou donnée était instantanée et pouvait changer à tout moment. Les livres, les journaux et les revues étaient collectés et réécrits, et comme il ne restait que la version “corrigée” de chaque journal ou revue, il devenait impossible d’atteindre la vérité par comparaison avec les autres parutions. En plus “ce qu’on souhaite, c’est la correction des erreurs, des fautes typographiques et des erreurs d’impression au nom de l’exactitude”. Présentée comme une œuvre faite au nom de la vérité, la dégradation effectuée,  l’imposture dans le travail de déformation de l’histoire vidaient le contenu des conceptions fondamentales et une chose pouvait ainsi devenir son contraire. Ceci nous ramène directement à la construction d’une langue étrange inventée dans l’anti-utopie d’Océanie, dont le dictionnaire sera complété en 2050.

Appelée donc novlangue, cette langue, construite à partir de l’anglais mais avec de nombreux mots inventés, serait incompréhensible pour quelqu’un parlant l’anglais d’aujourd’hui.  Le but essentiel de cette langue était de rendre impossible toute déviation des principes du parti au pouvoir (İngsos; Socialisme Anglais) et toute pensée contraire à la doctrine admise. Elle visait à empêcher toute réflexion sur n’importe quelle idée, car elle faisait obstacle à tout mouvement d’autoréflexion sur la langue. Elle le faisait ainsi : elle choisissait en priorité un mot parmi les différents synonymes et en gardait un qui lui convenait, et  balançait le reste par les trous de la mémoire. Par exemple le mot “libre” existait encore dans la  novlangue mais seulement utilisé au sens de :  “ce chien est affranchi des puces” ou bien de : “ce champ est exempt de mauvaises herbes”. Le mot libre ne s’utilisait plus dans le sens de  “liberté politique” ou de “liberté d’opinion”. Le vocabulaire s’amoindrissait et la réduction des mots était le principal objectif du nouveau dictionnaire préparé. Le répertoire des mots était limité à l’usage quotidien et les mots équivoques et ouverts à l’interprétation avaient été supprimés surtout ceux qui contredisaient les principes du parti au pouvoir, étaient écartés du dictionnaire. La plupart des adjectifs étaient également hors de la langue, on utilisait seulement certains adjectifs indispensables. Par exemple si on utilisait l’adjectif  clair, on ne pouvait pas utiliser son opposé qu’est obscur; à la place on utilisait “pas clair” On considérait chaque réduction du répertoire de vocabulaire comme un gain, et c’est ainsi que le système de pensée se réduisait. Non seulement questionner cette langue mais pouvoir penser dans cette langue devenait impossible. En outre, ce qui était ciblé était de ne pas utiliser la partie avant du cerveau, mais seulement sa gorge pour prononcer des mots à sons brefs, ou bien plutôt  pour émettre des sons. Ce but avait été déterminé dans la novlangue avec le mot canelangue qui voulait dire cancaner comme un canard. Ainsi ces individus, qui parlaient vite et brièvement, se détachaient de leurs affects et aussi de leur répertoire de connaissance qu’ils possédaient. L’esprit contenu dans les mots, l’affect et l’histoire avaient déjà été expédiés vers les trous de mémoire. Même si la langue apparaissait comme réduite à son objectif informatif, ce n’était qu’une illusion. Car avec les mots qui diminuaient progressivement, les mots collés les uns aux autres, les prédicats ayant conservé seulement la racine du mot et les phrases dépourvues de conjonction, les gens laissaient de côté l’idée de se comprendre, se référant désormais juste aux mimiques et aux sens issus de l’instinct, pour pouvoir communiquer.

Ce mouvement de maîtrise sur langue, allant vers la suppression “du bavardage inutile” afin de pouvoir créer une langue transparente, lorsqu’il supprime à l’intérieur de la langue l’opacité perçue comme étrangère,  les double ou multi-sens,  l’imprécision, l’ambigüité, cette langue non seulement n’est plus familière mais au contraire renforce le caractère étranger qu’elle contient. Maitriser la langue dans le monde d’Orwell commence par détruire l’étranger dans la langue et, on y voit la disparition du sujet avec la disparition du mouvement d’autoréflexion. En dernière étape, c’est la langue qui disparait et apparaît ce monstre nommé novlangue.

L’étranger dans la langue est en fait constitué par les pliures propres à cette langue, en fin de compte c’est la langue elle même. Chaque langue tue l’objet qu’elle désigne; elle le remplace par un son ou une unité phonétique qui n’a rien à avoir avec cet objet. La relation qui s’établit avec les choses est  médiatisée par la langue, et de ce fait elle se trouve aliénée. La langue par son auto fonctionnement et sa propre logique attribue des noms à des choses. En faisant ceci la langue ne nous impose pas la nature des choses mais elle impose sa propre nature. Cette nature étrangère sera perçue par le petit d’homme à travers l’Autre. La relation que celui ci établissait avec les choses sans médiation, à travers la langue, se trouvera pratiquée par la médiation à travers l’Autre. Ceci est une aliénation. La langue de la toute première relation immédiate restera dans l’inconscient et ne sera de retour qu’au travers les rêves, lapsus et actes manqués, ceci bien sur, non sans étrangeté.

Louis Wolfson exprime cette aliénation vis à vis de sa langue maternelle sous la forme de la haine.  Dans son livre “Le schizophrène et les langues”, il raconte sa propre expérience psychotique dans un style impersonnel, à travers une tierce personne “étudiant en langues étrangères” ou bien “étudiant qui souffre de démence”. Le livre a un caractère de document scientifique sans sujet où Wolfson décrit entièrement ce qu’il fait. Wolfson dont la langue maternelle est l’anglais a écrit ce livre en français, c’est à dire dans une langue étrangère. Wolfson vit à New York avec sa mère et il est étudiant en langues étrangères, a une vingtaine d’années et a subi un traitement psychiatrique.

Wolfson détestait l’anglais, sa langue maternelle. Il se bouchait ses oreilles dès qu’il entendait l’anglais que parlait sa mère; ou alors il collait instantanément sa radio à l’oreille, écoutait de la musique ou une émission de radio en langue étrangère. Si par accident il entendait un mot en anglais, tout de suite il le traduisait par un autre mot dans une autre langue soit avec le même sens, soit avec un sens proche mais possédant des sonorités semblables. Par exemple si sa mère en colère criait et à haute voix : “Où sont mes lunettes?”, Wolfson prend le mot “where” et le traduit immédiatement en allemand par un mot phonétiquement proche “woher” (d’où) et se soulage. Le fait que le mot “where” reste accroché à sa mémoire est une véritable torture pour lui. Ou dans un autre exemple le mot “tree” en anglais, il traduira par “terre” en français ou “derevo” en russe. Le but est de passer de l’anglais à une autre langue et de trouver un mot semblable dans le sens et dans la phonétique. Ceci représentait bien entendu un travail incroyablement fatigant, gigantesque et fou en même temps. En plus cela devait être fait très rapidement! C’est pourquoi Wolfson passait la majeure partie de son temps aux langues étrangères et apprenait sans arrêt par cœur des nouveaux mots dans des langues différentes (français, allemand, russe, hébreu).

L’objectif de Wolfson était de tuer sa langue maternelle et d’inventer une autre langue dans laquelle il pourrait créer un sens. Les mots de sa mère “perçaient le tympan de son oreille comme une flèche et faisaient vibrer les osselets”. Wolfson considérait les mots de sa mère comme des injonctions qui étaient autant d’agressions à son égard et il prétendait qu’elle expérimentait sa “victoire” sur son fils schizophrène,  “l’unique être” appartenant à la mère. Pour pouvoir résister à ces agressions et pour survivre, – c’est une sérieuse guerre de survivance- Wolfson a recours à un procédé. Ce procédé est de morceler et broyer chaque mot de sa langue maternelle. Les mots morcelés deviennent dépourvus de sens, de toute façon pour Wolfson, chaque mot prononcé en anglais est dépourvu de sens, et dangereux comme une flèche empoisonnée. On peut dire que son occupation est de réincarner les consonnes qu’il conserve des mots ainsi fractionnés. C’est comme si la langue était pour lui un nouveau monde, un ensemble de nouveaux sens, un nouveau système, peut être une nouvelle maison ou bien quelque chose qui l’englobe.

Wolfson n’est pas né, comme le commun des mortels, dans une nouvelle langue, il se met dans une nouvelle langue qu’il confectionne. Dans ce projet frénétique les parents, les ancêtres et la scène primitive disparaissent comme dans la novlangue d’Orwell. Le projet de novlangue de l’Océanie et celui de créer une nouvelle langue à partir du morcellement de la langue maternelle, sont identiques dans l’essence. Tous deux poursuivent le but  fou de créer un nouveau monde, et la  réalisation pour les deux passe par la langue. La seule chose qui différencie cependant ces deux projets réside dans l’attitude vis à vis de la langue. Comme le projet de novlangue dans son essence vise à la suppression du sujet qui pourrait penser cette langue, il est donc est un projet de suppression de la langue elle même et de l’humanité. Orwell attire l’attention sur le danger des régimes totalitaires dans le monde où nous vivons à travers la langue de bois, la langue qui devient lourdaude et dégénérée.

Pourtant  le projet de ”l’étudiant schizophrène qui étudie en langues étrangères” de se débarrasser de l’anglais parlé par sa mère qu’il perçoit comme étranger, pour créer une langue dans laquelle il pourrait penser, contient de l’espoir du point de vue du sujet pour sa survie et peut être pour la possibilité de sa renaissance. Cet espoir consiste en la transposition des consonnes arrachées du son émis par sa mère lorsqu’elle parle, dans une autre langue, la langue maternelle de son père qu’est le français. L’existence d’une langue étrangère est un salut pour Wolfson. Il fera taire la voix de sa mère  perçue comme “étrangère”,  aliénante, horrifiante, qui empêche la réflexion  mais les consonnes de cette voix seront cette fois perçues, entendues, adoptées  et enfin appropriées. La langue étrangère ici jouant une fonction contenante assurera un lieu pour ces consonnes. En même temps l’étranger qui est contenu dans la mère sera domestiqué à l’intérieur d’une langue étrangère grâce à la fonction d’autoréflexivité[2] de la fonction alpha qui assure cette réflexion et il deviendra familier et sera enfin adopté par Wolfson. Grâce à cette méthode bizarre qui transforme l’étranger en familier, Wolfson en tant que sujet appropriant, obtiendra une renaissance avec la langue du père qui adoucit et humanise la voix de la mère. Il n’est pas erroné de prétendre, dans cette scène primitive que Wolfson réunissant les langues de la mère et du père, s’approprie l’histoire, la loi, les règles de la linguistique pour, enfin, s’approprier sa propre histoire avec ses lois et ses règles.

Les deux exemples que je viens d’évoquer comme illustratifs de l’aliénation par le biais d’un certain type de langage imposé soit par une autorité extérieure (Orwell) soit par une cruelle exigence interne (Wolfson) peuvent peut être nous donner à réfléchir sur l’usage actuel d’un langage de plus en plus « mondialisé » ou les formules, les manières de penser et de décrire le réel ne s’expriment plus que sous des formes de plus en plus désincarnées, vidées de leur spécifiées à la fois culturelles et émotionnelles mais susceptibles, du coup, d’être comprises par un maximum de personnes sur l’ensemble de la planète. Il suffit de voir, dans un domaine qui nous touche, comment, obéissant à ce nouvel impératif moderne, s’est élaboré le manuel de psychiatrie appelé DSM uniquement basé sur ses statistiques et dépouillé de tout ce qui peut faire sens pour le sujet. La différence est frappante avec l’œuvre freudienne comme elle apparaît par exemple dans les études sur l’hystérie dans laquelle Freud arrive à relier à la fois une organisation transposable à d’autres patients (l’hystérie) et l’histoire singulière du désir du sujet qui s’exprime peu à peu à travers son discours.

Est-ce que l’analyse avec son setting et son protocole particulier va rester le dernier bastion où pourra s’ériger un usage de la langue par le biais d’une parole subjectivante qui soit porteuse d’une véritable créativité loin de la répétition des langues de bois informatisées ?

 

 

 

 

[1] Racamier, P.C. (2001), Les Schizophrènes , Ed.: Payot-poche, 2001.

2Bateson, G. (1972), Steps to an Ecology of Mind: Collected Essays in Anthropology, Psychiatry, Evolution, and Epistemology. University Of Chicago Press

3Kahn, M. M.R. (1975) “Préface  de Masud Khan”, Winnicott D.W., Fragment d’une analyse  içinde, s.7-30, Paris, Payot.

4 Roussillon, R. (2006) “Pluralité de l’Appropriaton Subjective”, Rchard F. ,Wainrib S. La Subjectivation içinde , s.59-80, Paris, Dunod.

5 les linguistes parlent de l’existence d’une fonction qui se réfléchit sur elle-même. L’homme n’a pas besoin d’une autre langue pour parler de son propre fonctionnement. Cette particularité de la langue a été analysée par Hjemslev et cette analyse garde encore sa validité de nos jours.

 

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