L’incestuel dans la cinématographie de Xavier Dolan (1)
Bella Habip
Istanbul, Turkey
Résumé
Le présent papier vise à analyser l’œuvre cinématographique du jeune cinéaste québécois Xavier Dolan à travers le concept de l’Incestuel de P.C.Racamier. Partant du personnage central qu’est la mère, et du couple mère-fils, tous les films du cinéaste montrent avec art et poésie toutes les caractéristiques de la pathologie de l’Incestuel : le deuil expulsé, le déni, le non-dit, le secret, la confusion générationnelle et l’absence du tabou de l’inceste dans un climat familial et social tout aussi incestuel que violent. Les cinq films étudiés dans cet article élaborent de manière constante cette problématique qui se présente d’abord discrètement au début de la cinématographie de l’auteur, pour ensuite se préciser par un travail plus en profondeur comme dans Tom à la Ferme et Mommy. Il y est question d’une évolution cinématographique de l’auteur qui marquerait par là le dégagement de la figure maternelle et du danger de l’inceste constituant le fil rouge de son œuvre.
Mots Clés : Antœdipe, Confusion Générationnelle, Déni, Deuil expulsé, Incestuel, Secret, Séduction narcissique, Tabou de l’inceste, Violence.
Le concept d’ « incestuel » a été mis en lumière par Paul Claude Racamier, dans les années 1980-90. Il est relativement nouveau et un article de l’auteur sur le thème de la perversion narcissique est soumis pour la première fois dans la livraison de février 2014 de l’IJP[1]. Il occupe une place importante dans la conceptualisation de l’auteur, qui, partant du domaine des psychoses et des liens au regard de l’Œdipe, a abouti à définir une forme psychique particulière dans la vie psychique individuelle, familiale et même sociale. Cette forme psychique porte l’empreinte de l’inceste sans que celui-ci soit accompli. C’est une forme de l’inceste non fantasmée, non symbolisée dans laquelle le lien à l’objet primaire est à refaire et à reconstruire sans cesse. Selon l’auteur, derrière toute relation incestuelle se cache un deuil expulsé, non élaboré. Elle recouvre un certain nombre de phénomènes psychiques qui ont la caractéristique de barrer l’accès à l’Œdipe : rejet du deuil et arrêt du temps, appétit pour l’agir, expansion du non-dit et du secret et donc du déni qui bloque la transmission générationnelle, la confusion des êtres et des générations ainsi que la séduction narcissique inaboutie et interminable.
La cinématographie de Xavier Dolan est une excellente illustration de la forme clinique de l’incestuel exposée à travers un type particulier de la relation mère-fils. Cette relation ambigüe, violente, passionnelle et nocive pour les deux parties est omniprésente dans tous les films de l’auteur. Elle est caractérisée par une discordance mutuelle et la recherche perpétuelle des partenaires pour établir en vain un équilibre mutuel. Selon Racamier, cet équilibre mutuel, est l’unité narcissique de tout début que la mère et l’enfant rétablissent face au vécu angoissant de la séparation de l’après-accouchement. Cette recherche naturelle d’unité du couple mère-enfant est conceptualisée par l’auteur sous le terme de « séduction narcissique », nécessaire au début mais dont la persistance au-delà d’un temps deviendra source de nombreux obstacles pour la croissance psychique, aussi bien de celle de l’enfant que de celle de la mère. L’Œdipe en tant qu’organisateur de croissance psychique sera contrecarré et le conflit antœdipien, c’est-à-dire le conflit des origines ne pourra être mis en marche. L’Antœdipe n’est pas le contraire de l’Œdipe pas plus qu’il n’est antérieur à l’Œdipe comme le précise l’auteur. Le conflit qui gère l’Antœdipe se déroulera « entre les forces visant à l’unisson narcissique avec la mère primaire et celles visant au contraire à la séparation et à l’autonomie »[2] alors que le conflit œdipien vise les deux parents, dans le registre génital de la sexualité. Dans l’Œdipe il est question du conflit de l’enfant envers ses deux parents, donc à trois, alors que dans l’Antœdipe c’est l’enfant et la mère qui sont au devant de la scène. Dans cette conceptualisation il est question de deux personnes mais ce nombre pourra aussi se réduire à Un dans les situations extrêmes où le désir aliénant de la mère ne laisse plus de place à celui de l’enfant. Si dans l’Œdipe l’enfant et ses conflits internes, générationnels occupent le devant de la scène, dans l’Antœdipe ce sera la Mère « qui portera en elle l’icône du père géniteur, mais aussi le dépôt des générations antérieures »[3] qui prendra toute son importance pour le dépassement du conflit des Origines. Il est ici question pour la Mère comme pour l’enfant, mais surtout pour la Mère, de dépasser le seuil du deuil originaire. Si dans le conflit œdipien l’enjeu est l’identité sexuelle, dans le conflit antœdipien l’enjeu sera l’identité personnelle, une identité qui prend appui sur les origines. La vie psychique se reposerait sur l’accord complexe et complémentaire de ces deux types de conflits. Le non dépassement de ces deux types de conflits ouvrirait la voie à l’incestuel, qui est selon l’auteur l’inceste moral[4].
La présente étude vise à analyser l’œuvre du jeune cinéaste sous l’angle de cet incestuel qui, partant du personnage central – la mère – s’étend au couple mère-fils et à l’environnement proche afin de créer un climat tout aussi incestuel. Dans ce climat selon Racamier, « souffle le vent de l’inceste, sans qu’il y ait l’inceste[5] ». Je me propose donc d’étudier en profondeur les deux films, Tom à la Ferme et Mommy qui illustrent cette affirmation ainsi que les tout premiers films de l’auteur comme J’ai Tué Ma Mère, Les Amours Imaginaires et Laurence Anyways qui signent un prélude à ce vécu.
Dans J’ai Tué Ma Mère le film commence par une phrase de Guy de Maupassant qui annonce le lien à la mère: « On aime sa mère presque sans le savoir et on ne prend conscience de toute la profondeur desracines de cet amour qu’au moment de la séparation dernière ». Cette phrase nous met sur la voie d’une relation à la mère, problématisée sous l’effet d’un deuil. Il y est question d’une position dépressive de l’auteur qui revisite son objet perdu et qui amorce là un travail de deuil. Or dans ce film il s’agit d’un non deuil et ce travail de deuil est à faire, à construire. Nous sommes mis en présence d’une relation violente entre un jeune adolescent Hubert et sa mère, divorcée. Hubert aimerait voir sa mère morte, chose qu’il réalise dans son fantasme et d’une certaine façon dans la vie réelle aussi. Pendant un cours au lycée où il est interrogé sur la profession des parents, Hubert répond au professeur que sa mère est morte ; le film sera ainsi centré sur cette relation teintée de disqualifications mutuelles. Hubert reproche à sa mère Chantal d’être bonne à rien et d’être atteinte de la maladie d’Alzheimer à laquelle il s’empresse d’attribuer ses oublis et ses promesses non tenues. Chantal quant à elle lui reproche de ressembler à son père qui la blesse par son vocabulaire. Elle a une façon ambivalente de gérer son autorité et quand elle y échoue elle le menace de l’envoyer chez son père s’il n’est pas content. Le film se déroule sur deux plans. Lepremier, événementiel, est celui d’un récit dans lequel le spectateur est invité à poursuivre de l’extérieur la vie d’un adolescent homosexuel de 16 ans en pleine crise, ayant une vie monoparentale avec une mère présentée à travers le regard haineux de l’adolescent comme une femmesuperficielle et de mauvais goût. Le ton des échanges entre mère et fils est violent. Le deuxième plan est plutôt psychique et il représente le retour sur soi du jeune homme qui parle et qui s’auto-analyse la haine de sa mère devant la caméra vidéo. Ce deuxième plan que l’on peut qualifier d’auto-réflexif est en noir et blanc comme pour refléter le vécu dépressif d’un adolescent qui ne trouve pas d’issue face à sa haine de la mère qui lui rappelle sa dépendance farouchement niée. « Peut-être que je suis fait pour ne pas avoir de mère » déclare-t-il comme pour nier la succession des générations. A d’autres moments il est plus lucide et il se dit qu’il est capable de tuer quelqu’un qui aurait fait du mal à sa mère, avouant par là-même l’amour qu’il lui porte, amour passionnel mais paradoxalement il dit aussi « qu’il connaitrait peut-être cent personnes qu’il aime plus qu’elle ». Il ne sort pas de ce dilemme. Parallèlement à cela, nous sommes témoins d’une mère qui mène une vie monotone entre une vie professionnelle morne et quelques petits copinages ; toute sa vie semble être occupée par les soucis que lui provoque son fils. Elle n’a pas de compagnon et c’est ce que son fils va lui reprocher un jour : « Comment ça se fait que tu n’as pas eu d’amant depuis dix ans » lance-t-il tout en insinuant que c’est elle qui a des « problèmes ». Nous en apprendrons plus sur ce vécu, par la suite, au cours d’un échange violent entre la mère et le directeur du pensionnat de son fils, suite à une fugue de ce dernier. Elle aurait vécu toute son enfance avec une mère maniaco-dépressive qui aurait passé la moitié de sa vie dans des hôpitaux psychiatriques.
Le thème de l’incestuel n’est pas encore abordé de front dans ce film mais il y est présent de manière discrète[6] et d’abord par les liens. Selon l’expression de P.C.Racamier[7] le lien libidinal entre la mère et l’enfant est remplacé par la « ligature » qui serre les deux partenaires dans une relation de contrainte et non de désir. La mère semble être étouffée par ses responsabilités de parent seul non épaulée par l’ex-mari absent et non participant aux responsabilités communes. Au point même que lorsqu’elle propose à son fils d’aller passer un week-end chez une amie elle le pose comme une obligation : son amie aurait préparé un rôti pour lui et il ne serait pas convenable de décliner l’invitation. Culpabilisation et chantage moral sont les procédés courants et mutuels de cette ligature qui étouffe la vie psychique de ce couple infernal.
Le thème de l’incestuel apparaît aussi de manière discrète à travers le lien de tendresse entre la professeure d’éducation artistique, Julie Cloutier et Hubert. Lors d’une fugue, Hubert se réfugie chez elle et il se noue entre eux un lien d’amitié tissé de conversations intimes. C’est d’ailleurs le seul lien libidinal et humain qui se noue dans le film. Mais ce lien comme on peut l’imaginer pose un problème par rapport à la loi de l’éducation scolaire. La professeure ne manque pas de le souligner et lui rappelle la loi, le tiers inexistant dans le monde chaotique du jeune adolescent, tout en lui soulignant leur lien social de professeur-élève. Le père, supposé représenter la loi aux yeux de son fils apparait comme un personnage colérique et sans pouvoir effectif. « Tu as besoin d’être encadré » dit-il à son fils tout en déléguant son autorité parentale à une institution catholique, et en évitant de se confronter en personne aussi bien à la crise d’adolescence qu’à la demande d’aide de son fils qui veut desserrer la ligature incestuelle. Hubert représente un peu la patate chaude du couple divorcé, subissant les projections et les accusations de ses parents avec une extrême culpabilisation. Le suicide est évoqué en noir et blanc mais avec une évocation de renaissance. Le climat est incestuel par le déni massif des parents de leur responsabilité commune et l’absence de mise en place d’un cadre de vie approprié aux besoins réels et psychiques de l’enfant susceptible de lui ouvrir la voie à l’Œdipe. Or devant ce tableau nous sommes plutôt en présence de trois personnages qui ne sont pas liés par un schéma œdipien mais plutôt par un mouvement en deçà de l’Œdipe. Ce mouvement que Racamier qualifie d’antœdipien va être beaucoup plus accentué dans les films suivants du cinéaste.
Une scène fantasmatique évoque ce mouvement antœdipien qui vise plutôt l’union narcissique avec la mère primaire alors que le mouvement œdipien vise la séparation et l’autonomie: la mère habillée en robe de mariée et Hubert en costume de marié courent dans les bois. Ce qu’il y a de particulier dans cette course c’est que la mère est en train de courir devant comme pour fuir son fils ; par moments le fils la rattrape par les mains ; les mains se rejoignent pour un court moment pour se séparer par la suite. D.W.Winnicott verrait dans cette scène l’expression d’un « geste spontané »[8] du petit d’homme qui pour se réaliser pleinement aurait besoin d’une rencontre réelle avec un Autre qui reconnait la valeur du geste. Les mouvements de séparation et d’union représentent ce lien primaire qui pour se constituer nécessite dans un premier temps l’emprise sur l’objet. Selon René Roussillon, il faut que l’objet soit présent et qu’il soit malléable. Comme si ce premier temps d’échange avec une mère suffisamment bonne qui ouvre la voie à une première symbolisation [9] venait à manquer à notre jeune Hubert. La réalisation de l’inceste figurée par cette scène fantasmatique de mariage avec la mère nous interpelle : il n’y est pas question d’un mariage heureux. Il est plutôt le reflet de discordances mutuelles entre la mère et le fils.
Les Amours imaginaires raconte l’histoire d’un faux triangle amoureux : deux jeunes amis, Francis et Marie, tombent amoureux de Nicolas, beau garçon blond, drôle, délicat et cultivé. Personne ne sait de quel côté penche Nicolas, et c’est toute l’intrigue du film. Cependant, la relation mère-fils n’y est pas absente et si le thème de l’incestuel est moins présent que dans le film précédent, le dialogue entre Désirée, la mère divorcée de Nicolas et Francis le copain de son fils, nous met sur la même voie. Femme séductrice et participant tout naturellement aux fêtes organisées par son fils, Désirée prend un ton séducteur avec Francis en parlant de l’appartement dans lequel vit Nicolas. Elle affirme que c’est un palace dont le loyer est payé par son ex-mari et ne manque pas l’occasion de prononcer des propos injurieux à son encontre : « il se croit au dessus de tout le monde ». Francis qui vient de rencontrer pour la première fois la mère de son copain se sent quelque peu troublé. Il change de sujet et lui parle de sa blouse à elle « elle est jolie ». Désirée saisit l’occasion pour parler de sa vie de danseuse et de la manière dont elle emmenait avec elle Nicolas dans ses tournées, saisissant de nouveau l’occasion de médire de son ex-mari « qui aurait trouvé ça vulgaire », sous- entendant: sa tenue, ses propos et sa manière de vivre. Il lui aurait enlevé la garde de l’enfant. Elle dit sur un ton amer : « Fathers know best », c’est un ton de disqualification. La disqualification du père, une constante du paradigme de l’incestuel, refait surface comme dans J’ai tué ma mère. Le malaise augmente chez Francis et la mèrecontinue de converser comme avec quelqu’un de sa propre génération, oubliant qu’elle est devant le copain de son fils et escamotant l’ordre des générations. Elle est hyper-sexuelle et excitante, d’autant plus qu’elle le dénie tout en faisant le déni de sa propre génération aussi. Un arrêt du temps propre au paradigme de l’incestuel.
Quant au troisième film de Xavier Dolan, Laurence Anyways, il raconte l’histoire d’un homme qui, à 35 ans, annonce à ses proches ce qu’il sait au fond de lui-même depuis longtemps: il est en réalité une femme, il se sent femme et il veut continuer sa vie et descendre « la pente » de sa vie comme il dit, en femme. Il dit qu’avec son identité d’homme il se sent « mourir ». Devenir femme serait comme une seconde vie et la fin d’un mensonge qu’il aurait entretenu depuis sa naissance. Laurence Anyways n’est pas réductible à un film sur la transsexualité, ou l’identité sexuelle, ou même la liberté de choisir qui l’on est. C’est d’abord une étonnante histoire d’amour, entre Laurence et une jeune femme nommée Fred, couple marié et s’aimant d’amour et d’amitié. A travers cette histoire d’amour Xavier Dolan nous confronte comme toujours au lien d’amour problématique avec la mère et au lien primaire à refaire, à reconstruire.
Dans ce film, l’incestuel apparait à travers une certaine qualité du lien primaire avec la mère, présenté en arrière- plan comme avec les deux films précédents, puisqu’il s’agit au premier plan de l’amour du couple marié peu ordinaire: Laurence qui veut changer de sexe mais continue d’aimer sa femme Fred sexuellement et amicalement, alors que Fred sa femme, ne supporte plus cette situation. Laurence, plus qu’ambivalente dans sa demande fait table rase de sa vie antérieure avec Fred, de sa vie d’homme et de sa sexualité d’homme tout en tenant à elle et ne voulant pas se séparer d’elle. Ce qui est flagrant n’est pas qu’il veuille tout en même temps, à savoir: continuer de vivre avec sa femme et adopter une nouvelle identité sexuelle, mais le déni que manifeste Laurence de la complexité de la situation. C’est ce déni d’ailleurs qui fera éclater une dépression profonde chez Fred alors que lui-même semble s’être fixé un seul objectif : en finir avec le genre masculin et vivre enfin la femme qu’il/elle est, qu’il/elle était depuis toujours.
Derrière ce lien conjugal problématique situé au centre, un autre lien se fait jour à divers endroits du film. Nous aboutissons à la source même de ce déni chez Laurence : la mère. Elle est présentée comme un personnage froid, opératoire au point où elle fait état des tâches ménagères (déplacer une télé, réparer le toit..etc.) alors que Laurence lui fait un aveu concernant son identité sexuelle. La mère est irritée par cet aveu mais semble être plutôt préoccupée par son mari à qui elle cache cette information. Le père semble être une personne lointaine qui inspire surtout de la crainte. Et d’ailleurs il règne dans cette maison une ambiance de deuil, de froideur telle que l’on est en droit d’imaginer un passé pas très agréable. Un enfant mort ? Un suicide ? Un crime ? En tout cas nous sommes comme devant un passé qui n’aurait pas passé. Laurence et ses parents nous font vivre ce passé dans une temporalité suspendue. Nous ressentons un malaise, quelque chose de non vivant dans cette famille.
Par sa mise en acte de devenir une femme, Laurence nous évoque quelque part ce temps suspendu, un temps où il était femme, il se reconnaissait femme et on peut en déduire qu’il était reconnu aussi comme femme. Certes c’est un temps lointain mais il s’actualise dans ce désir. On ne peut pas ne pas évoquer la célèbre formule de Winnicott : « Je suis en train d’écouter une fille. Je sais parfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que je parle »[10]. Ce a quoi faisait référence Winnicott c’était justement cette partie profondément clivée de la personnalité, la partie qui constitue le self, le vrai self, qui prend son origine dans le féminin pur de la mère. Et d’ailleurs, au travers du dialogue bien connu que nous reproduisons, Winnicott avait relevé dans ce cas célèbre, l’importance de l’environnement dans la constitution du self :
Le Patient : « Si je me mettais à parler de cette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou. »
Winnicott : « Il ne s’agissait pas de vous qui en parliez à quelqu’un ; c’est moi qui vois la fille et qui entends une fille parler alors qu’en réalité, c’est un homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou, c’est moi. »
Et le patient dit qu’il se sentait maintenant sain dans un environnement fou. Son patient et lui avaient été amenés à conclure que la mère, qui n’était plus en vie, l’avait d’abord vu comme un bébé fille avant de pouvoir penser à lui comme à un garçon. En d’autres termes, cet homme avait dû se conformer à l’idée de sa mère, à savoir que son bébé devait être et était une fille. Par ailleurs Winnicott note que ce patient était le deuxième enfant, le premier étant un garçon.
Il y avait donc un déni mutuel s’originant dans le désir imaginaire de la mère d’avoir une fille plutôt qu’un garçon, désir que le fils s’était approprié par le clivage de la personnalité.
Aussi, nous constatons chez Laurence un même clivage profond de la personnalité, clivage représenté d’une manière très raffinée non seulement à travers son aspect social, mais aussi dans toute sa profondeur psychique. Vers la fin du film, alors que Laurence semble avoir accompli toutes les opérations et traitements hormonaux nécessaires pour devenir une femme, le dialogue suivant attire notre attention :
Laurence : « De toute façon j’ai toujours eu l’impression que tu étais une personne qui était toujours à la maison. Je n’ai jamais eu l’impression que tu étais ma mère ;
La mère : « Moi aussi je n’ai jamais eu l’impression que tu étais mon fils. Par contre j’ai toujours eu l’impression d’avoir une fille. » Ce dialogue ne nous montre-t-il pas de façon explicite le déni mutuel du lien mère-fils, le déni de leur origine, l’origine déniée pour ne pas avoir à affronter son deuil ? Toutefois, ce déni prend racine chez la mère qui avoue par ailleurs son manque de patience et d’attention vis-à-vis de son fils quand elle était jeune maman, avouant qu’elle ne supportait pas que son fils lui téléphone de l’école pour savoir si elle allait bien. À travers cette anecdote, nous avons un aperçu de la dépression de la mère et du rejet de son fils la rendant insensible aux inquiétudes de celui-ci. Un aperçu de ce lien mère-fils qui est à construire de manière constante puisque son déni tout constant lui aussi vise à le détruire. Ce déni mutuel semble être levé par le dialogue pré-cité, mais à quel prix ? La mise en acte du désir de la mère par le changement de sexe biologique de son fils nous souffle ce vent de l’incestuel, thème constant dans la cinématographie de Dolan, qui prendra toute son ampleur dans ses films ultérieurs.
Tom à la Ferme raconte le séjour de Tom, un citadin originaire de Montréal, qui se rend dans la campagne québécoise pour assister à l’enterrement de son amant Guillaume. Tom y rencontre la mère de celui-ci, qui ignore totalement ce qu’à été la vie de son fils défunt depuis qu’il est parti, y compris son homosexualité. Elle vit avec son second fils Francis, le frère de Guillaume, un personnage psychopathique et violent qui insiste pour que Tom cache leur relation homosexuelle à sa mère endeuillée. D’emblée le film s’ouvre sur une problématique du deuil, de la mort de Guillaume, ainsi que sur la problématique du secret propre au climat incestuel. D’autres deuils, d’autres secrets vont suivre dans un climat d’insécurité et de violence avec toujours au centre une mère incestuelle qui semble avoir une emprise sur son second fils de 40 ans. Celui-ci s’occupe de la ferme, de l’élevage des animaux depuis la mort du père, sept ans auparavant et passée sous silence dans le film. Guillaume aurait quitté la famille bien avant, à l’âge de 17 ans et aurait donné très peu de ses nouvelles après son départ. La boite à secrets s’ouvre progressivement : Tom vient d’apprendre que son compagnon avait un frère.
Tom, Francis et Agathe, la mère, se préparent pour les funérailles. Francis oblige Tom d’écourter au maximum son discours et de quitter les lieux, sans avoir trop d’échanges avec sa mère. Il ne manque pas de lui donner quelques coups au visage avec fureur et signe ainsi l’emprise qu’il a sur sa mère. Les funérailles se déroulent du début à la fin dans un climat étrange. Paralysé par la peur, Tom ne pourra pas faire son discours ; et pendant que le prêtre prend la parole Francis sort de l’église et empêche une personne d’y pénétrer. Apres la cérémonie, nous assistons aux condoléances et aux quelques propos échangés entre Agathe et les participants. Francis tourne le dos aux gens et ne communique avec personne. Un climat encore plus étrange pour Tom qui, à la sortie de l’église, prend sa voiture pour fuir ces lieux qui ne lui paraissent pas fiables du tout, mais il y retourne quand même pour aller chercher ses valises. Erreur fatale, car il va se faire prendre au piège par Francis qui dorénavant va faire de lui un objet soumis à ses agirs psychopathiques.
Dans un premier temps Francis oblige Tom à prolonger le mensonge et à raconter à Agathe que Guillaume avait une relation avec Sarah, une collègue du bureau. Tom obéit docilement et même avec une certaine complaisance. Il participe activement à la vie de la ferme. Il aide Francis quand une vache met bas un veau qu’aussitôt ils prénomment « bitch ! » Un climat homosexuel s’installe entre les deux. Ils dorment dans la même chambre, Tom prend le lit de son ami défunt dont Agathe affirme changer les draps tous les mois depuis qu’il est parti. Tom semble occuper la place du mort et compléter la famille de façon imaginaire, participant ainsi au déni de la mère soutenue en cela par son fils Francis. Retiré de l’espace social, le couple Francis et sa mère forment un couple incestuel.
Le trio commence à prendre les repas ensemble et Agathe veut en savoir davantage sur les conditions de la mort de son fils et de sa vie a Montréal tout en niant sa mort.
Il règne dans cette maison une atmosphère menaçante qui empêche Tom de parler à Agathe librement. Il se met donc à inventer des histoires sur Guillaume et qu’il agrémente selon les vœux de Francis. Guillaume aurait eu une petite amie nommée Sarah (une collègue du bureau porte aussi le même nom). Ensemble ils parlent de cette prétendue Sarah et une joie maniaque s’installe au sein de ce trio de plus en plus étrange. Paradoxalement, Tom commence à « prendre goût » à cette vie campagnarde entourée de mensonges et de violence, alors qu’il continue d’accumuler les ennuis: sa voiture est démontée par Francis, du même coup il ne peut plus quitter les lieux. Il manifeste tous les signes d’un clivage interne afin de survivre dans cette ambiance de folie et de séquestration. Il dit même à Sarah, une collègue de bureau, en parlant de la vie à la campagne, que « tout cela c’est du vrai ». Celle-ci est appelée au secours à la suite d’un accès de violence de Francis envers Tom. Sarah accourt et comprenant la situation propose tout de suite à Tom de partir, lui faisant part des avances vulgaires qu’elle a subies de la part de Francis. Tom nie la violence ambiante malgré les traces de blessures visibles sur son visage et il cherche à la rassurer en déclarant qu’il va bien et que même il s’excuse au nom de Francis ! Il est presque dans un état second. Il suit Francis dans tous ses faits et gestes comme sidéré par lui. La prise d’alcool et de cocaïne accompagne en outre le trajet du couple. Vers la fin du film Sarah participe elle aussi à ce jeu diabolique et la contamination de la folie est maintenant totale !
Il existe dans le film une scène où le rapport vérité et mensonge se développe et où les langues se délient. Tom cherche une réponse aux questions restées en suspens comme par exemple: « Pourquoi à l’église personne ne parlait avec Francis ? » , « Qui était cette personne qui voulait entrer dans l’Eglise et que Francis a empêchée? » Ces questions font écho à celles d’Agathe qui voulait en savoir plus sur son fils mort. La majeure partie du film se déroule dans cette atmosphère lugubre, meublée de silence, de non-dits et de mensonges. Alors que Francis et Sarah sont ensemble au cours d’un flirt bucolique dans la voiture, Tom se rend au bar. Dès qu’il apprend que Tom est venu pour les funérailles le barman lui dit fermement que Francis n’a pas le droit d’entrer dans l’établissement. On apprend que bien des années plus tôt, lors d’une fête dans ce bar, Francis a déchiré la bouche d’un villageois, des lèvres jusqu’à l’oreille, car celui-ci avait tenu des propos faisant allusion à l’homosexualité latente de son frère Guillaume, ce qui aurait eu un effet violent sur Francis. Depuis lors il n’avait plus le droit d’entrer dans le bar. A travers ce récit effrayant nous nous faisons une certaine idée de la relation passionnelle entre ces deux frères. Une relation peut-être en parallèle à celle que la mère entretenait avec ses deux fils ? C’est fort probable car le fils mort aurait quitté le foyer familial sans donner trop de nouvelles.
Les deux frères prenaient des cours de tango « pour séduire les filles ». Francis parle à Tom de cette période probablement assez marquante pour lui puisqu’il garde encore soigneusement au fond d’un tiroir une blouse en soie destinée à une fille du cours de danse. La blouse à offrir apparait comme un symbole de la perte de cette période pas encore suffisamment élaborée ni symbolisée. Francis rejoue la scène de tango avec Tom dans un hangar. C’est une scène parlante qui fait référence au deuil non accompli de cette période où Francis et Guillaume formaient un couple. Ils sortaient ensemble et avaient des projets communs. Voila que le conflit antœdipien resurgit mais ne se résout pas dans la direction d’un accomplissement de deuil ; au contraire, le deuil est évincé pour faire de Tom le substitut de Guillaume. Francis lui « propose » de rester à la ferme, de vivre avec lui, et il finit par l’obliger à rester. Agathe se joint à lui d’ailleurs en préparant la chambre des deux garçons comme au bon vieux temps. Le film se termine par la fuite de Tom, épisode digne d’un thriller américain.
A la différence des autres films du cinéaste dans lesquels nous avons un aperçu du fait incestuel uniquement à travers la relation mère-fils, dans ce film le vent de l’incestuel souffle fort, et il s’étend au delà de ce couple pathologique pour engrener ceux qui le côtoient, comme Tom et Sarah. Cette façon de contaminer, de s’étendre à la collectivité est une caractéristique du fait incestuel dont le mécanisme principal selon Racamier serait le déni en tant qu’agent de la propulsion. « Il n’est rien de contagieux comme le déni. Et pour cause : le déni court-circuite le processusprimaire et se soustrait au secondaire ; il permet de circuler sans preuve et sans passeport »[11]. Le non-deuil généralisé, signe de l’incestuel, se reflète merveilleusement bien dans le décor du récit et l’enchainement des événements qui donne un sentiment d’étrangeté et d’effroi au spectateur. La ferme ressemble à une maison hantée que personne ne veut approcher : le taxi dépose Sarah loin de la maison, refusant de s’y approcher. C’est une maison que l’environnement social rejette, comme on rejette les familles dans lesquelles serait commis le crime de l’inceste. C’est une famille qui donne l’impression d’avoir cessé de vivre. Le seul signe de vie dans le film est l’accouchement du veau mais dès le lendemain on le retrouve mort, jeté dans le champ, comme si tout signe de vie devait être anéanti. Il y a beaucoup de mensonges, de déni et de non-dit dans les échanges entre personnages et le rapport à la vérité est perçu comme dangereux. Le barman, par exemple; n’était pas très désireux de raconter à Tom les événements passés comme s’il transgressait une loi du silence invisible. Les personnages nouent entre eux des relations duelles, exclusives, possessives et narcissiques : Francis-Agathe, Francis-Tom, Sarah-Francis. Il y est question d’une recherche de l’emprise absolue, des liens qui oppressent, qui se ferment sur eux en ligature. La triangulation est rejetée et toute forme de demande d’autonomie de la part des personnages est mal venue. Cette dualité vise à effacer les différences, l’Autre et la notion même de l’altérité, une façon de se barricader contre l’Œdipe. Et d’ailleurs, Francis n’appelle-t-il pas sa mère par son prénom Agathe, niant la différence des générations ?
Qui dit incestuel dit violence, nous rappelle Racamier. Mommy; le dernier film du cinéaste, baigne dans un climat incestuel tout aussi violent. Cette fois-ci, la relation mère-fils est abordée directement et elle se situe au centre du film dans lequel le thème de l’incestualité saute aux yeux.
Veuve de 46 ans habitant dans la banlieue de Montréal, Diane se voit obligée de récupérer Steve, son fils de 14 ans mis à la porte du centre de rééducation où il a été placé, peu de temps après la mort de son père, pour cause de troubles de l’attention et d’hyperactivité. Du fait de son comportement violent et dangereux, maintenant il est expulsé du centre. La mère et le fils commencent à revivre ensemble et forment un couple explosif, entre amour et violence, traversé parfois de tendresse mais toujours accompagné d’insultes mutuelles et d’indécence qui soulignent une absence de limites. Diane est défiante et même par moments provocatrice vis-à-vis des voisins qui portent sur elle un regard curieux. Elle parait marginale, mais l’assume avec aisance et même un certain charme. On l’appelle Die, signifiant « mourir » en anglais, une référence peut-être à l’inceste dont les conséquences destructrices sont bien connues de tous. Une autre référence à la mort se trouve dans la maison louée dans la banlieue de Montréal, appartenant à une femme morte depuis peu et dont les meubles ainsi que la tapisserie sont restés sur place.
La problématique du deuil est annoncée dès le début du film. Steve s’installe dans sa nouvelle chambre et cherche les photos de son père mort mais ne les retrouve pas. Il demande à sa mère si elle les a rangées quelque part. Diane lui répond. « Pourquoi tu as besoin de ces photos ? ». Un accès de violence éclate et nous sommes d’emblée dans la problématique du film : un deuil non accompli de la part de la mère qui ne reconnaît pas non plus un accès au travail de deuil chez son fils. Ses efforts pour lui imposer un minimum de discipline restent vains car elle est chaotique et intrusive. Elle rentre dans la chambre de son fils sans frapper à la porte, crie et le couvre d’accusations. Le couple infernal est constamment défait par des engueulades, des querelles, et il est recousu par des efforts mutuels.
A ce duo infernal s’ajoute Kyla, la voisine d’en face, professeure dans le secondaire, en «congé sabbatique », suite à un drame dont elle garde un bégaiement séquellaire, handicapant. On apprendra par la suite qu’elle a perdu un fils, deuil dont elle ne dévoilera à aucun moment les circonstances. Celles de la mort du mari de Diane ne seront d’ailleurs pas explicites davantage. Le film reflète bien ce climat de deuil non accompli en nous mettant, nous spectateurs, dans la même situation de non-savoir. Ce non-savoir serait-il le signe d’un certain déni de la mort de la part de Diane et de Kyla ? Cela est fort probable car la suite du film sera plutôt centrée sur l’éducation de l’adolescent par Kyla qui lui donne des cours de rattrapage scolaire. Malgré l’amitié solidaire de ces deux femmes vivant dans une ambiance joviale et pleine d’humanité, un certain gel du deuil sera perceptible à l’arrière plan. Il est même évacué peut-on dire. À l’occasion d’un repas du soir au cours duquel Diane et Kyla parlent de leurs vies passées, Diane évoque son défunt mari et tout de suite après elle sort un atomiseur contre les mauvaises odeurs de la cuisine ! La figure du mort en tant que mauvaise odeur serait-elle projetée sur le fils « hyperactif » qui se débatterait probablement avec cette figure ?
L’entrée de Kyla dans le couple mère-fils a une valeur de restitution de l’état familial ancien avec les deux parents aussi bien que de l’état du lien primaire avec la mère. On apprendra par la suite que Steve avait des problèmes du type « trouble de l’attachement », qu’il était en effet hyperactif bien avant la mort de son père. « Là, je l’ai totalement » dit-elle à Kyla, dans une formule qui nous met sur la voie de l’ambivalence de la mère à assumer totalement sa responsabilité de holding et de handling. Il y a comme un fantasme non reconnu et évacué d’un état initial « total » où la mère et le fils ne feraient qu’un : ce fantasme est plutôt un non-fantasme selon la terminologie de l’incestuel de Racamier, puisqu’il n’est pas représenté, au contraire, il est vite évacué par la décharge émotionnelle. Cette forme de décharge émotionnelle se précise lors d’une scène violente entre Kyla et Steve. Celui-ci arrache le collier de Kyla, souvenir de son fils défunt, et le tourne en dérision. Kyla se jette alors sur lui, le fait tomber par terre avec une force étonnante et lui hurle, cette fois sans bégayer : « C’est ça que tu veux,c’est ça que tu aimes, je te rappelle ton père n’est-ce pas ? ». Paralysé par ce geste ferme et viril, Steve pisse dans sa culotte. L’évacuation de la charge émotionnelle par l’énurésie est représentée en parallèle avec l’atomiseur de la mère contre les mauvaises odeurs de la cuisine. Nous nous approchons du fait incestuel par une scène encore plus parlante. Steve se lève un matin et fait une déclaration d’amour à sa mère. En s’approchant d’elle, il lui dit : « il se peut qu’un jour tu ne m’aimes plus, mais moi je vais être là toujours pour toi ». Et il l’embrasse sur les lèvres. Cela se passe dans la pénombre de la chambre comme pour nous montrer la face obscure de nos désirs. Diane se laisse faire un instant puis le repousse. Suite à quoi le lendemain même Steve fait une tentative de suicide. Une phrase de la mère invitant Steve à la séparation et au deuil sera sa réponse à ce geste: « Ça n’arrive pas à une mère du jour au lendemain de se dire je vais aimer moins mon fils. Ce qui va arriver c’est que je vais t’aimer de plus en plus fort, et toi tu vas m’aimer de moins en moins. C’est la seule affaire qui va arriver ». La mère semble avoir saisi la problématique de l’inceste sous-jacente et elle essaye de donner une réponse au désarroi de son fils pour qui la problématique de la séparation équivaut à la mort tout court. Mais elle est désarmée par l’absence d’un tiers, d’un homme en l’occurrence, qui dicterait à son fils l’interdit du type « Tu ne coucheras pas avec ma femme » ! C’est par ailleurs ce que Françoise Dolto[12] conseillait aux parents qui s’adressant à elle pour les troubles de leur enfant: lui dire nettement et clairement qu’il est interdit de coucher avec sa mère. De plus, elle soulignait le fait que si l’interdit était prononcé par le père, protégeant du même coup sa femme, cela aurait un effet encore plus bénéfique : « Tu ne coucheras pas avec ma femme ! ». Dolto se plaignait qu’à notre époque on ne puisse pas prononcer cet interdit haut et fort. Effectivement, pour qu’une chose soit symbolisée il faut d’abord qu’elle soit dite. Or, comme nous le montre merveilleusement bien Xavier Dolan, à travers l’incestuel agi, présent à des degrés divers dans presque tous ses films, le tabou de l’inceste est passé sous silence.
Pour revenir à Mommy, la figure de Kyla est d’une certaine façon l’équivalent d’un tiers en ce qu’elle représente le père symbolique introduit au sein du couple mère-fils qui fonctionnait sans loi et sans limites. Elle n’est pas aussi efficace comme le serait un père réel qui dicterait sa loi haut et fort, néanmoins, elle introduit une différence structurante, une certaine limite dans le couple mère-fils. L’introduction de ce tiers symbolique est des lors représentée aussi par le format cinématographique 1.1 de l’image. Notons par ailleurs que le début du film, antérieur à l’entrée de Kyla dans le couple, se déroule dans le format carré qui oblige le spectateur à suivre le personnage et le regard de ce dernier en supprimant les distractions sur la largeur de l’image. Dans le film, ce format emprunté à la photographie, notamment à l’art du portrait, correspond en quelque sorte à la période qui précède une certaine triangulation, les personnages occupant le devant de la scène un par un. Or, après l’irruption de Kyla en tant que tiers, l’image s’ouvre et nous assistons à la sortie dans la nature des trois ensembles dans une ambiance joviale et on a l’impression que les choses rentrent dans l’ordre. Les cours de français que Kyla donne à Steve ont aussi la même valeur symbolique du tiers par rapport au joual, version populaire et urbaine du québécois parlé par l’adolescent. L’introduction du contexte des personnages dans le film est comme une œdipisation de la représentation même, si l’on admet que l’Œdipe est le moment-clé de l’ouverture sur le social et sur la culture où le jeune homme se défait de sa mère. Il est question ici d’une représentation dans la représentation, une sorte de mise en abîme, procédé par lequel on pourrait se demander si Dolan ne prendrait pas du recul par rapport à la figure maternelle travaillée de manière constante tout au long de sa cinématographie. Cette façon de montrer que le monde s’ouvre et s’élargit quand on n’est plus deux, ne serait-il pas le signe d’un approfondissement dans la cinématographie de Dolan qui marquerait par là son dégagement de la figure maternelle et du danger de l’inceste constituant le fil rouge de son œuvre ?
Steve qui aime sa mère d’amour et la veut pour lui tout seul se verra interné de nouveau vers la fin du film. Cette fin pessimiste et douloureuse serait-elle un message que le réalisateur nous donne par rapport à cet amour impossible et les ravages de l’inceste ? La dernière scène dans laquelle Steve essaye de s’’échapper du centre en courant vers une fenêtre comme pour passer à travers, est également évocatrice de la force de sa pulsion sexuelle à l’endroit de la mère, pulsion qui cherche à se réaliser à tout prix même en défiant la mort.
La cinématographie de Xavier Dolan mérite beaucoup d’attention, d’abord la nôtre en tant que psychanalystes, et ensuite celle du public en général, et ce pour plusieurs raisons :
1) Elle pointe avec art et poésie le tabou de l’inceste inexistant dans les pathologies dites incestuelles, avec toutes ses caractéristiques de deuil expulsé, de déni de la différence des sexes et des générations, de non-dit et de confusion générationnelle évoquées à travers le récit de ses cinq films ;
2) Elle montre la source et le lieu même de la pathologie qu’est la famille ; cette pathologie serait passée inaperçue sans un point de vue familial. Il n’est pas de pathologie incestuelle selon Racamier qui soit purement individuelle et qui ne mette en jeu l’aire familiale toute entière. La famille est omniprésente dans les films du réalisateur ;
3) En nous montrant la famille, elle incite les jeunes spécialistes qui ne travaillent qu’en individuel, à prendre connaissance de cette pathologie bien spécifique qui ne se révèle qu’à travers les conflits de famille à caractère antœdipien.
4) Elle mérite surtout l’attention de nous tous, psychanalystes ou pas, car elle nous rappelle curieusement, par le biais du thème de l’incestuel et par l’énonciation implicite de l’absence du tabou de l’inceste et de ses conséquences dévastatrices, le rôle du cinéma à notre époque post-moderne. Ne pourrait-on pas rapprocher ce rôle à celui des mythes et des contes racontés dans le bon vieux temps, dans un espace public ou familial ? D’une façon générale les récits mythiques nous indiquent ce qu’il ne faut pas faire tout en nous le montrant, donc en donnant satisfaction à nos désirs les plus cachés, en particulier le désir incestueux. Les mythes élaborent en quelque sorte le désir incestueux tout en le désoccultant par un récit prononcé au sein d’une collectivité.
Le cinéma de Dolan ne nous rappelle-t-il pas étrangement cette fonction que remplissaient les mythes d’autrefois ?
[1] P.C.Racamier, “On Narcissistic Perversion”, The International Journal of Psychoanalysis, Volume 95, Issue 1, pages 119–132, February 2014.
[2] Racamier P.C. (1995), L’inceste et l’Incestuel, Les Editions du Collège, p. 43, Paris.
[3] op.cit. p.44
[4] op.cit. p.72
[5] op.cit. p.13
[6] L’aspect discret de l’incestuel dans les premiers films du cinéaste est à souligner et on est en droit de se demander si ceci ne représente pas une formation psychique en attente d’une élaboration et de transformation. Cette transformation va être réalisée à mon avis par un travail plus en profondeur au cours du développement créatif ultérieur du cinéaste, particulièrement dans Tom à la Ferme et Mommy.
[7] Racamier P.C. (1995), L’inceste et l’Incestuel, Les Editions du Collège, Paris.
[8] D.W.Winnicott, « Distorsion du moi en fonction du vari et du faux self » dans Processus de maturation chez l’enfant », p.54, Paris, Payot, 1970
[9] http://reneroussillon.wordpress.com/symbolisation/symbolisation-primaire-et-secondaire/
[10] « La Créativité et ses origines », Clivage des éléments masculins et féminins chez l’homme et chez la femme, dans Jeu et Réalité, Gallimard 1975, pp. 91-119.
[11] op.cit, p.166
[12] Françoise Dolto, Séminaire de psychanalyse d’enfants, Tome 1-2, Seuil, 1981.
(1) Publié en anglais sous le titre “The Incestual in Xavier Dolan’s cinematographic work” dans The International Journal of Psychoanalysis, 2018, Volume 99, Issue1.