La littérature nourrie d’individus et d’espaces blessés: la déconstruction du narcissisme primaire.
Bella Habip
En cette année du centième anniversaire de l’introduction par Freud du concept de narcissisme dans la psychanalyse, le sujet continue de stimuler la pensée psychanalytique dans divers contextes[1]. Dans celui de la créativité, de la mise au jour de quelque chose, d’une création ex nihilo, le sujet du narcissisme occupe une place centrale car il interroge directement la question de l’existence. Á ce propos, les observations de Winnicott sur le fait du sentiment d’exister sont éclairantes. Celui-ci traite d’une manière différente les étapes de la formation du narcissisme, défini depuis Freud comme l’investissement libidinal du sujet sur le moi, et prétend que le processus par lequel le petit humain s’éprouve lui-même, éprouve son existence et le sentiment d’exister, n’est pour le moins ni banal, ni aisé. Au contraire, en soutenant que le sentiment de son activité suppose chez le nourrisson un investissement libidinal sur le moi qui passe avant tout par la création d’un lien avec autrui et se réalise à travers lui et avec lui, Winnicott a fait évoluer le concept de narcissisme d’un point de vue narcissique selon les termes de Roussillon, vers un point de vue où dominent les relations entre objets. Malgré cela, d’emblée ce premier « objet » sera perçu par le nourrisson comme un « autre moi » et il ira jusqu’à manifester son existence par une pensée omnipotente, faisant croire qu’il est lui-même le créateur de l’objet en question. Un tel investissement nous permet d’observer dès le début, le fonctionnement dual voire double, du psychisme humain.
Ainsi, les pathologies graves liées au narcissisme nous révèlent ce fonctionnement dual, double, du narcissisme primaire en jeu depuis le tout début de la vie. Je me propose donc d’analyser du point de vue psychanalytique une œuvre littéraire, à savoir la nouvelle de Herman Melville intitulée Bartleby le scribe[2] où justement une telle pathologie narcissique joue un rôle prépondérant. Je peux dire que la raison de mon choix réside dans le fait que la nouvelle dévoile de façon remarquable les manifestations du narcissisme primaire sur un plan pathologique à la fois du point de vue du sujet et de celui de la structure textuelle. Par ce choix, j’espère aussi montrer à l’intérieur d’une œuvre littéraire « la déconstruction » du narcissisme primaire évoqué par Roussillon[3] tout en attirant l’attention sur la fonction réparatrice et régénératrice de la littérature. Sa contribution à la vie comme à l’humanité par la construction du sujet et de la subjectivité ainsi que la fonction réparatrice dont elle fait preuve dans le travail de civilisation confère à la littérature une place à part. En ce sens, je pense qu’Herman Melville est l’un des chefs de file du courant que les critiques littéraires qualifient de biotexte. Tout en se nourrissant d’individus et d’espaces blessés, ce type de littérature met aussi des mots sur les matériaux psychiques tels que les souvenirs, les sentiments, les affects qui à la suite d’un trauma n’ont pu être symbolisés ni tenus sous contrôle par des processus de pensée et contribue ainsi à leur reconstruction par le biais de l’écriture. Toutefois, le biotexte[4] diffère de l’autobiographie rédigée sur la base d’un matériau vécu, ressenti et ultérieurement remémoré. Il consiste en fait dans le retour de la vie grâce au texte, et traduit en récit, en mots les traces fragmentaires des ravages aussi bien psychiques que culturels vécus par le sujet à la suite de grandes catastrophes menaçant directement sa vie, telles qu’un séisme, un massacre collectif, une déportation ou un génocide.
Le personnage de Bartleby dont je vais vous parler à présent est un homme dévasté sur le plan psychique et dénué de passé comme d’identité. Melville fait prononcer à son narrateur les mots suivants à propos de Bartleby: « Je crois qu’il n’existe pas de matériaux qui permettraient d’établir une biographie complète et satisfaisante de cet homme. C’est une perte irréparable pour la littérature. »[5]
La nouvelle se déroule au XIXème siècle à New York dans un bureau situé sur Wall Street et où l’on traite des affaires relevant à la fois du métier d’avocat et de notaire. Le récit nous est narré à la première personne par un homme dans la soixantaine qui se décrit lui-même comme un avocat dénué d’ambition. Celui-ci dirige l’étude et emploie quelques scribes chargés de recopier au propre les procès-verbaux des tribunaux, en faire plusieurs copies et les préparer à la signature. Ces procès-verbaux mis au propre et portant sur une série de documents susceptibles de concerner un notaire comprennent des actes de vente ou d’achat de biens immobiliers et de terrains, certains résultats de contentieux, des transferts de propriété, etc. Le nom du narrateur n’apparaît à aucun moment et nous n’avons l’occasion de le connaître que sur le seul plan de son identité professionnelle et des tâches qu’il accomplit au bureau. Le fait que dès les premières pages de la nouvelle le nom d’un personnage aussi central ne soit jamais mentionné donne au lecteur un sentiment d’étrangeté qui s’étend également aux autres personnages, en l’occurrence les scribes, eux aussi privés de nom et désignés uniquement par d’étranges surnoms: le premier s’appelle Dindon, le second Lagrinche et le troisième Gingembre. La raison de ces appellations est justifiée dans le texte par des détails subtils et pleins d’esprit. Par exemple, le Dindon a une grande capacité de travail mais ne tient pas en place; il est de nature inquiète, s’enflamme vite et fait des taches d’encre sur les documents officiels sans prendre la précaution de les effacer. Une autre particularité de Dindon est qu’il se montre très appliqué et courtois durant la matinée tandis qu’à partir de douze heures tapantes il devient grossier, grincheux et agressif. Lagrinche, le second scribe, est un jeune homme à favoris, d’environ vingt-cinq ans qui a la mine d’un pirate; il souffre de deux puissances malignes: l’ambition et la mauvaise digestion. Empiétant sur des sujets hors de sa compétence et prenant des airs pédants, Lagrinche manifeste des comportements incommodants pour son entourage, comportements que le narrateur interprète comme des signes de sa mauvaise digestion: il se montre nerveux, ricane mal à propos, marmonne des malédictions en copiant les actes notariés, déplace sa table d’un endroit à l’autre, toutes choses qui font du bruit et empêchent ainsi la concentration de ses collègues. Toujours mécontent de la hauteur de sa table, Lagrinche place en-dessous des cales en carton ou en bois sans cesser de se plaindre de sa hauteur et du mal de dos qu’elle lui provoque. La seule caractéristique commune de Dindon et Lagrinche est leur belle écriture et leur nature laborieuse. En revanche, ils divergent sur à peu près tous les autres sujets. Autant Dindon porte des vêtements crasseux et de mauvais goût, autant Lagrinche soigne particulièrement sa mise. Leur divergence principale est que la nervosité de ce dernier s’exprime le matin et celle de Dindon l’après-midi. On dirait que l’un prend le relais de l’autre et qu’ils se comportent comme s’ils étaient liés par un pacte secret. En plus de cette paire étrange, le narrateur emploie aussi un coursier de douze ans du nom de Gingembre. Celui-ci a aussi sa table mais son emplacement n’est pas indiqué.
Un jour, on embauche en qualité de scribe un jeune homme du nom de Bartleby qui est décrit comme « sérieux, calme, propre sur le plan vestimentaire, d’un aspect respectable et susceptible d’inspirer un sentiment d’affection. » Conduit dans la pièce où travaille l’avocat on lui attribue une place près de la fenêtre ouvrant sur les immeubles en construction qui obstruent le ciel. Quant aux deux autres scribes ils travaillent dans la deuxième partie du bureau divisé par un paravent derrière lequel l’avocat et Bartleby ont leurs tables. Cela constitue une disposition spatiale intéressante car elle semble quasiment marquer de son sceau les multiples dualités qui parsèment le texte. On pourrait presque parler ici de deux univers différents. Alors que Bartleby et l’avocat forment un couple, les deux scribes en forment un autre. Aussi, cette dualité se retrouve-t-elle également entre l’intérieur et l’extérieur de l’espace du bureau. Alors que celui-ci est vétuste, délabré, sombre et abrite des scribes copiant les documents à la main selon une méthode du XIXième siècle en voie d’obsolescence, à l’extérieur on assiste à la naissance de Wall Street, le nouveau centre financier de New York, une ville qui se modernise à vive allure, où les gratte-ciel poussent comme des champignons, où les transformations urbaines détruisent impitoyablement l’ancien. Notons qu’une nouvelle dualité vient s’ajouter ici à la première: Un second paravent sépare aussi Bartleby du l’avocat qui déclare l’avoir placé là pour pouvoir s’adresser à lui sans le voir. On peut y voir une sorte de scène dans la scène, de pièce dans la pièce. Tandis que la scène dans la scène conduit le lecteur à un approfondissement, à une réflexion plus poussée, la séparation physique des personnages, la dualité intérieure propre à chacun d’eux et en même temps le fonctionnement en double comportant à la fois des contradictions et des complémentarités entre différents personnages, nous rappellent le fonctionnement primaire, archaïque et initialement double des identités incarnant le narcissisme.
Dans les premiers jours, Bartleby se montre appliqué, silencieux et accommodant. Mais quelque temps après il commence à faire montre d’un comportement bizarre. Quand l’avocat le convoque afin d’examiner avec lui un document, Bartleby, sans bouger de sa place répond par une phrase étrange: « J’aimerais mieux pas[6] ». N’en croyant pas ses oreilles, l’avocat reprend la phrase en disant: « Vous n’aimeriez pas? » puis, après une sévère réprimande, renouvelle son injonction et lui tend le document en ajoutant: « Tenez ». Sans se départir de son calme ni de sa courtoisie et toujours assis, le scribe répète: « J’aimerais mieux pas ». Rien dans son attitude ou son air ne trahit la moindre nervosité, la moindre colère pouvant justifier son refus. Comme s’il était encore question ici d’un profond clivage, d’une dualité. C’est précisément ce qui trouble l’avocat car n’étant accompagnée d’aucune réaction affective la réponse du scribe engendre chez lui des sentiments d’étrangeté, de doute, d’ambivalence qui l’empêchent de mettre à la porte son employé. L’avocat qui nous a paru jusqu’alors un homme modéré, dénué d’ambition et raisonnable est submergé par des affects violents que pourtant il se refuse d’extérioriser. Mais la violence affective dont il est l’objet est si forte que pour les réfréner il se transforme selon son expression en « une statue de sel ». Les jours suivants, il renouvellera ses ordres en les formulant de manière différente mais en vain, Bartleby persiste à répéter qu’il n’aimerait mieux pas. À la longue, le scribe « aime » ne rien faire du tout, finit par s’isoler dans son coin et passer inaperçu. Cherchant un soutien auprès des autres scribes, l’avocat tente de partager avec eux sa propre impuissance et son inquiétude. Ceux-ci déclarent que Bartleby est fêlé et conseillent à leur patron de lui donner son congé. En attendant, un climat de nervosité s’installe au bureau. Les crises gastriques de Lagrinche se multiplient, l’agressivité de Dindon augmente, les grincements de table, le claquement des portes, le bruit de pas précipités finissent par s’imposer à tous. Le retrait silencieux de Bartleby forme un sérieux contraste avec l’agitation fébrile qui s’est instaurée autour de lui. La dualité et la division mentionnées plus haut à propos des personnages, entre eux et à l’intérieur de chacun est évidente. Non content de souligner la contradiction entre être et non-être (ou ne pas être), cette antinomie pointe en même temps la problématique existentielle des personnages privés de noms et évoqués uniquement par leurs surnoms. Cette problématique est en outre accentuée par le fait que l’avocat est privé aussi bien de nom que de surnom. Tandis que Bartleby, seul personnage du récit doté d’un nom se comporte comme s’il n’existait pas, l’absence de nom de l’avocat/narrateur pourtant présent en chair et en os au cœur même du texte constitue un contraste et une dualité supplémentaires.
Peu à peu l’avocat/narrateur commence à s’intéresser à cette existence mystérieuse terrée dans son coin. Il se demande par exemple de quoi se nourrit le scribe qui pourtant ne quitte jamais l’étude. La relation entre Bartleby et le garçon de courses se limite-t-elle à un hochement de tête? Bartleby se nourrit-il uniquement de biscuits au gingembre? Au fil du temps, son existence occupe de plus en plus les pensées de l’avocat qui se livre à un examen de conscience à son propos. Qui est ce pauvre homme et d’où vient-il? L’avocat se demande s’il pourrait faire face à la culpabilité que provoquerait en lui le licenciement du scribe. Dans un ultime recours il tente de gagner son amitié en espérant ainsi l’amener à travailler. Mais cette tentative se solde aussi par un échec.
En effet, la désobéissance de Bartleby ira jusqu’à provoquer une catastrophe au sein du bureau: un jour Dindon s’élance vers lui en brandissant ses deux poings. L’avocat s’interpose au dernier moment et calme l’atmosphère. Toutefois, afin de maîtriser aussi son propre énervement il se tourne vers Lagrinche et lui demande son avis sur la situation de Bartleby. Curieusement, cette fois Lagrinche se montre plus mesuré et en prétendant, à l’inverse de Dindon, que l’attitude de Bartleby relève d’une lubie passagère, il met au jour une nouvelle dualité. Entretemps, l’avocat est en train de réfléchir en se concentrant sur ses propres sentiments. Une sorte de phénomène absurde envahit toute la scène sous une forme de théâtre épique et l’avocat pense dans son fort intérieur qu’en réalité il aspire à ce que Bartleby se rebelle et réagisse. « Á ce moment-là, je souhaitais qu’il sente un tant soit peu que j’allais me venger de lui » se dit-il avec une grande perspicacité. Ce qu’il désire en fin de compte n’est rien moins qu’une rencontre plus réelle, tout simplement humaine permettant aux sentiments de s’exprimer clairement, une rencontre débarrassée de ce voile bizarre qui dissimile la colère secrète, la haine, la résistance et l’agressivité. Toutefois, malgré son insuccès patent, les observations de notre avocat au sujet de Bartleby se font de plus en plus pénétrantes; il commence à nourrir une certaine admiration envers l’attitude inébranlable, déterminée et constante du scribe ainsi qu’à sa posture sans concession. Il le définit comme étant toujours là et reconnaît en lui un homme de confiance à qui il peut remettre sans crainte ses documents. La relation entre l’avocat anonyme qui lutte pour exister en faisant exécuter des tâches dans son propre bureau et l’étrange Bartleby doté d’un nom mais qui au contraire s’évertue à ne pas exister, met aussi le doigt sur une autre dualité. On dirait que les deux personnages de la nouvelle sont comme les deux faces d’une même médaille, qu’ils partagent un élément commun ou bien, qu’en raison de cet élément ils sont intimement mêlés l’un à l’autre. Le calme respectueux de Bartleby et la colère de l’avocat, sa haine réprimée ainsi que ses retours sur lui-même s’avèrent intéressants par le contraste symétrique qu’ils constituent. D’ailleurs, cet aspect devient encore plus évident vers la fin de la nouvelle.
Un dimanche matin, en se rendant à l’église, l’avocat s’aperçoit qu’il est en avance sur l’horaire et décide de faire un crochet par son bureau situé dans les parages. Ce jour-là, comme « par hasard », il s’est muni de ses clefs. Lorsqu’il introduit la clef dans la serrure on comprend que la porte est verrouillée de l’intérieur. Bartleby est dans le bureau. Après un moment de surprise bien compréhensible, il voit apparaître la silhouette fantomatique du scribe à travers la porte entrebâillée. Celui-ci déclare qu’il regrette mais qu’il « aimerait mieux » ne pas le recevoir à l’instant même et sur un ton « détaché » suggère à l’avocat de tourner deux ou trois fois autour du pâté de maisons pour lui donner le temps de se préparer. L’avocat va donc arpenter les rues de Wall Street, désespérément vides un dimanche matin. La solitude de Bartleby semble avoir gagné tout le quartier désert et abandonné que le narrateur compare aux ruines de Petra, établissant un parallèle entre Wall Street le dimanche et la ville fantôme de l’antiquité. Une fois encore, apparaît ici une situation de dualité, voire de couplage: on dirait que le narrateur qui se promène tout seul un dimanche matin sans la compagnie d’un proche ou d’un parent et d’autre part Bartleby, l’orphelin sans feu ni lieu qui couche dans le bureau où il travaille, sont une seule et même personne. Leurs solitudes respectives nous conduisent en effet à envisager fortement cette dernière possibilité. Car, si l’un est un avocat respectable, intégré à l’ordre social, « doté d’une existence » mais assurément seul, l’autre est un homme fantomatique à l’existence improbable, situé dans une position étrange entre vie et mort. Cependant, leurs solitudes sont similaires. Devant la vision qui s’offre à lui ce matin-là, l’avocat déclare avec tristesse: « Bartleby et moi étions tous deux fils d’Adam ».[7] En fait, il est en train de se rapprocher de Bartleby sur le plan psychique, bien plus, en songeant au corps du scribe il lui vient à l’esprit une image: « La forme pâle du scribe m’apparut gisant, dans un froid linceuil, au milieu d’étrangers impassibles».[8] L’état maladif, solitaire et silencieux de Bartleby évoque aux yeux de l’avocat celui d’un nourrisson abandonné. Ce recours à l’imagination correspond en tous points au travail de l’analyste mettant en branle la fonction alpha et semble esquisser certaines suppositions au sujet de son passé. Est-ce que le scribe avait pu être un nourrisson abandonné? L’avocat lui demande d’où il vient, s’il a une famille et comment il pourrait l’aider. Naturellement, toutes ces questions sont rejetées par Bartleby au moyen de sa célèbre formule. À mesure que le texte progresse, l’avocat devient de plus en plus fin dans son travail d’imagination: « Je pouvais faire la charité à son corps mais ce n’était pas son corps qui le tourmentait ; c’était son âme qui souffrait, et, son âme je ne pouvais l’atteindre »[9]. Bartleby est dans tout son être dans une attitude de repli mélancolique grave et même susceptible d’évoquer l’autisme. Il se contente d’attendre en regardant longuement à travers sa fenêtre sombre « ce mur en brique d’aspect cadavérique ». L’image du nourrisson abandonné semble rejoindre ici le commentaire sur « l’attente », ce qui au fil des pages contribue à nous faire mieux connaître Bartleby.
Entretemps, sans en avoir conscience, tous les employés du bureau, ont attrapé la curieuse formule de Bartleby. Dans un moment d’inattention, l’avocat lui-même dira à Lagrinche qu’il « aime mieux » qu’on cesse de harceler Bartleby. De même, Lagrinche déclarera qu’il « aimerait mieux lui donner une chance de choisir » alors que Dindon aussi rejoindra le chœur par une formule analogue. Á vrai dire cette formule ne correspond aucunement à la situation de Bartleby: sa qualité de scribe ne lui permet pas de faire état de ses préférences en matière de travail. Cette expression appartient au registre de l’imaginaire, autrement dit elle vient d’un ailleurs et semble appartenir à une autre personne: cette personne absente dont cependant la présence est perceptible à travers la formule se tient en un lieu entre réalité et fantasme. On dirait que c’est un autre qui parle par la bouche de Bartleby. Les différentes versions de « J’aimerais mieux pas » se propagent dans tout le bureau telle une maladie contagieuse et elles laissent des traces. Les fragments d’existence ou de self provenant de Bartleby semblent avoir atteint chacun dans le bureau. Cette étrange situation que l’on pourrait interpréter comme une tentative de symbolisation à travers l’environnement proche d’un trauma individuel non-symbolisé, peut-il se comprendre aussi en termes d’une d’identification avec Bartleby, d’une tentative de le maintenir en vie? Peut-on considérer qu’à l’instar de la littérature de type biotexte, la présence dans la nouvelle qui nous occupe d’un effort de maintien en vie exprime aussi une figure de mise en abyme ?
Les jours passant, Bartleby, adossé au mur, parfaitement immobile poursuit son attente. En fin de compte, après un examen de conscience approfondi, l’avocat décide de renvoyer Bartleby et lui donnant une certaine somme d’argent l’enjoint de quitter les lieux dans les six jours. Il ne manque pas d’ajouter qu’en cas de besoin il serait prêt à lui venir en aide sur une simple lettre de sa part. Á ces mots, le scribe ne manifeste aucune réaction et reste debout sans bouger « pareille à l’ultime colonne d’un temple en ruines »[10].
Le lendemain, l’esprit entièrement occupé par Bartleby, l’avocat passe une journée exécrable, d’une part, il se félicite avec une satisfaction certaine d’avoir pris enfin une décision et de l’autre il se trouve en proie à une inquiétude qui le ronge. Se serait-il réellement débarrassé de Bartleby? On dirait que le scribe se serait insinué dans son âme comme un objet parasitique et il semblerait difficile de s’en délivrer. Á tel point, qu’au cours de sa promenade, l’avocat trouve dans les conversations des passants un écho à ses propres débats intérieurs. En entendant quelqu’un déclarer: « Je pense qu’il n’en fera rien », pour un bref moment il croit tenir une réponse à ses préoccupations quant au départ de Bartleby. On croirait que le monde extérieur discute de son problème personnel. L”intérieur et l’extérieur de son psychisme semblent s’être unis, abolissant du coup les frontières de son moi. Nous sommes donc devant un état psychotique passager indiquant que l’effet à caractère traumatique de Bartleby continue à agir sur le psychisme de l’avocat. De fait, ses craintes s’avèrent justifiées car en arrivant au bureau le lendemain matin il découvre que son employé est toujours là. Selon ses propres termes, « il en est comme foudroyé »[11]. L’image d’un trauma apparaît à nouveau et devient évident vers la fin de la nouvelle. L’image de l’immobilité de Bartleby et celle de l’avocat foudroyé coïncident et se confondent. On peut encore parler ici d’une sorte de contagion, d’un entrelacement des identités et des corps. En poussant un peu l’analyse ne pourrait-on pas avancer que ces corps pétrifiés nous conduisent vers un temps arrêté, immobile, gelé, celui du trauma?
On observe l’arrêt du temps à travers les injonctions répétées de l’avocat et les réponses lassantes de Bartleby déclarant qu’il « aimerait mieux pas ». Mais de même que cela ne change rien à l’affaire, il se trouve aussi que l’avocat vit comme collé au scribe ce qui ne manque pas d’accroître son inquiétude. Et comme à la fin le choix de livrer Bartleby à la police lui paraît trop cruel, il décide de déménager lui-même et en informe son employé.
Dans les nouveaux bureaux de l’avocat, la présence de Bartleby continue de se faire sentir bien qu’il ne soit plus là. En effet, l’avocat sursaute chaque fois qu’il entend des pas dans le couloir et éprouve la sensation d’être suivi par un fantôme. Á l’instar des fantômes du trauma celui-ci constitue également l’un des éléments étranges et inquiétants du texte.
Vers la fin, les éléments post-traumatiques du type étrangeté, gemellité, gel et retour du fantôme deviennent encore plus explicites. Quelques jours plus tard, survient un homme qui raconte qu’un scribe bizarre du nom de Bartleby continue d’occuper l’ancien bureau tout en refusant de faire de la copie et dort la nuit dans le vestibule. Il ajoute que cette situation indispose fortement les autres locataires. Il demande donc à l’avocat d’intervenir puisque celui-ci est la dernière personne à connaître Bartleby. L’avocat se rend alors à son ancien bureau et trouve le scribe assis sur la rampe d’escalier. Il lui propose plusieurs nouveaux emplois mais une fois de plus Bartleby refuse. En effet, comme prévu, le scribe est incarcéré pour vagabondage. L’avocat lui rend visite en prison et apprend que Bartleby « aimerait mieux ne pas s’alimenter ». En se promenant dans la cour, il compare l’architecture de la prison aux pyramides d’Egypte qui ne sont au fond que des « tombeaux de pierre ». Il retrouve son ancien employé recroquevillé au pied du mur, immobile et comme endormi. La mort du scribe est proche et effectivement l’annonce de son décès arrive peu de temps après. En tant que lecteurs, nous nous trouvons confrontés à une atmosphère profondément funèbre et nous éprouvons une grande tristesse dans notre contre-transfert. Nul n’a réussi à faire obstacle à l’auto destruction de Bartleby ni à empêcher sa disparition.
À la toute dernière page de la nouvelle nous faisons une découverte intéressante. Le narrateur nous livre une information qui permet à l’avocat de satisfaire un tant soit peu sa curiosité quant au passé du scribe et aux détails de sa vie antérieure. Quoiqu’entachée d’un soupçon de rumeur l’information s’avère importante. Il semble qu’avant d’avoir été engagé par l’avocat, Bartleby ait exercé une fonction subalterne au service des Lettres au Rebut de Washington avant d’être renvoyé à la suite d’un changement administratif. Son rôle était de brûler les lettres n’étant pas parvenues à leur destinataire pour raison de changement d’adresse. « Les lettres au rebut! Cela ne sonne-t-il pas aux oreilles comme hommes au rebut ? »[12] se demande l’avocat. Des lettres porteuses d’espoir ont couru en toute hâte vers la mort. Est-ce qu’à l’image de ces lettres Bartleby n’aurait pas aussi jeté sa vie aux flammes? S’identifiant à l’absence de l’Autre dont il est dépendant n’aurait-il pas tout simplement « aimé mieux » disparaître? De qui notre héros attendait-il des nouvelles ou bien qui attendait-il au cours de ses longues attentes devant la fenêtre? Ne serions-nous pas ici face à un problème d’existence paradoxale? Est-ce que l’identification avec l’Autre sous une forme mélancolique au nom du refus de se séparer de lui ne nous conduit-elle pas au commencement paradoxal de l’existence du sujet? Dans cette perspective, la formule « j’aimerais mieux ne pas » que les critiques littéraires interprètent comme une forme de désobéissance civile qui relève plutôt du système névrotique de caractère œdipien, acquiert un sens nouveau pour nous les psychanalystes. Cette formule abrite à la fois la négativité de l’objet ne répondant pas aux appels (ne pas) et »l’action spontanée » devenue inutile contenue dans l’effort d’exister du sujet ainsi que l’élan de liberté dans cette « préférence » de cette dite négativité. N’oublions pas que dans la pensée de Winnicott l’action spontanée se mue en créativité grâce à la réponse d’un autre qui comprend la valeur du geste et permet au sujet de sentir qu’il est le sujet même de sa propre créativité. Or, en l’absence d’un Autre capable de lui répondre, les actions spontanées de Bartleby se transforment en auto destruction plutôt qu’en créativité. Ne nous sommes pas devant un fait paradoxal ? Comme si pour que Bartleby existe en tant que sujet il doit se faire disparaitre.
La nouvelle Bartleby le scribe est importante pour la simple raison qu’elle nous met sous les yeux les relations nouées avec l’Autre dans les cas de narcissisme pathologique ainsi que des éléments tels que la dualité, la gémellité, l’ambigüité, l’étrangeté qui émergent de l’environnement proche. Mais la spécificité majeure de ce texte réside dans ce qu’il nous transmet tous ces éléments en associant chacun à un sentiment. En suivant la trace des sentiments et des affects que les personnages de la nouvelle, l’avocat en premier, ont développés à partir des fragments de vie effondrée et non-symbolisée de Bartleby, le texte parvient à reconstruire l’identité du scribe et dans un certain sens nous offre la possibilité de le maintenir en vie mais cette fois en mettant soigneusement sous le registre la trace qu’il a laissée derrière lui. Dans la structure du biotexte baigné d’étrangeté, de bizarre et parcouru par tous ces sentiments et affects, Melville, par le biais de l’écriture, a offert à l’humanité une parole, un récit, des sentiments, des souvenirs, des affects contre toutes les morts silencieuses, solitaires et sans traces, les arrachant ainsi au néant. Tout comme à l’écoute d’un analysant nous considérons que certaines représentations, certains sentiments et affects surgis dans notre contre-transfert font partie du processus analytique et nous les intégrons dans le processus de symbolisation commun, nous pouvons reconnaitre aussi que face à un texte littéraire, de tels processus sont à l’œuvre. En ce sens, la littérature crée un espace potentiel créatif donnant lieu à l’apparition de matériaux non symbolisés et qui pour l’être nécessitent l’existence d’un narrateur. C’est dans cet espace que naît la possibilité du sujet ou de la subjectivité. De ce point de vue, que l’individu Bartleby soit réel ou imaginaire, le texte est indiscutablement un gain pour l’humanité.
Si en tant qu’analystes nous recueillons des biographies grâce au transfert et plus particulièrement au transfert effectué par le moyen d’une construction, à travers le cadre, ne pourrait-on pas dire qu’en tentant de parvenir au même résultat dans Bartleby par une voie similaire quoiqu’en l’occurrence fictionnelle, Melville nous montre le fonctionnement commun de la littérature et de la psychanalyse? Peut-on considérer qu’en nous prenant à témoin du fonctionnement du narcissisme primaire et de sa reconstruction le biotexte est le paradigme de ce fonctionnement? En ce sens, peut-on interpréter la dernière phrase du texte qui se trouve être aussi le titre de cette présentation, à savoir l’exclamation « Ah Bartleby! Ah humanité! » comme un appel à l’humanité toute entière et par conséquent également à nous psychanalystes, en faveur du chemin à parcourir dans la reconstruction de la vie, des identités et donc du sujet?
[1] Conférence prononcée au symposium de “Narcissisme et Créativité”, a Istanbul avec le réseau de créativité de l’Université de Lyon II et le groupe psychanalytique d’Istanbul Psike İstanbul.
[2] Melville H., (1853), Bartleby, Les Iles Enchantées, Flammarion, Traduit par Michèle Causse, 1989.
[3] “La Déconstruction du narcissisme primaire” Année psychanalytique internationale, n° 9 (2011) . – pp. 177-193
[4] Concept mis en avant par J. Altounian, La survivance, Ecrire La Rupture Réinstaure l’Héritage”, DUNOD, Paris 2000, p.145.
[5] Op.cit. p.9
[6] En anglais: I would prefer not to, une expression étrange. Voir le commentaire du traducteur p.20, Bartleby, Les İles Enchantées, Flammarion, 1989. Le traducteur aurait choisi cette formule plutôt que “je préférerais ..ne pas”, pour mieux accentuer la contradiction, avec un ton positif au début (j’aimerais) et suivi de ne..pas (négatif).
[7] ibid. p.31
[8] ibid. p.32
[9] ibid. p.33
[10] ibid. p.40
[11] Ibid. p.41
[12] ibid. p.57